Moins Occidental

Thomas Mur est un jeune Français installé au Bénin. Son essai « Moins Occidental » nous parle de l’Afrique réelle mais aussi, en creux, de la culture européenne dont il est issu.

L’auteur expose avec acuité le fonctionnement des sociétés traditionnelles dont nous avons encore le souvenir et l’empreinte en Europe, malgré le grand virage engagé vers le modèle libéral social-démocrate.

La façon de concevoir notre rapport à l’autre est déterminante dans la forme sociale qui émerge au sein d’une communauté. Dans la société traditionnelle africaine, Thomas Mur expose cette relation en termes de liens moraux, contractés les uns envers les autres au fil des services rendus et des dettes morales qui en découlent. Le statut social de la personne dépend de sa capacité à assister autrui, notamment sur le plan matériel puisque la question des ressources se pose avec beaucoup plus d’acuité en Afrique qu’en Europe. L’homme de statut social élevé n’accumule donc pas de richesses comme sous nos latitudes, mais consacre ce qu’il gagne aux besoins de ceux qui n’ont pas ses aptitudes. Son habileté, son intelligence et sa magnanimité font de lui un chef, un guide et un arbitre reconnu au sein de la communauté. En aucun cas ses talents ne l’affranchissent de la vie en société, il se trouve au contraire au centre de l’activité.

Comme le montre Thomas Mur, l’interdépendance des individus est vécue comme un état de fait dans la société béninoise lorsqu’en Occident elle est perçue comme un fardeau potentiel dont il s’agit de se débarrasser. Les anciens demeurent au milieu des leurs tandis que dans les sociétés occidentales, on compte sur l’État-providence pour gérer les « parcours de fin de vie ». Quant à l’organisation de la place du marché, Thomas Mur décrit celle-ci comme un lieu d’échanges où chacun possède une bonne connaissance des liens moraux tissés au fil du temps, dans une organisation à taille et à visage humains. Au contraire, en Occident, les différents marchés  sont des espaces de désintermédiation où les échanges de biens et de services n’engagent aucune autre obligation que contractuelle entre fournisseurs et clients. Là où l’Occident prétend dématérialiser l’échange, il le matérialise à l’excès du point de vue traditionnel africain en le déshumanisant, en le vidant de toute dimension morale et symbolique.

Si la modalité relationnelle possède en elle-même une gestion des tensions latentes entre individus, on peut considérer que les liens moraux intègrent et supportent ces tensions. Ce système d’échange et de rétribution à visage humain possède en lui-même un puissant régulateur de la violence sociale.

La christianisation de l’Europe et l’éthique moderne de la société ouverte

Le fonctionnement des sociétés traditionnelles africaines suppose une faible distance culturelle entre ses membres mais également une proximité physique, puisque le filet relationnel s’organise entre individus se connaissant réellement. L’organisation sociale est efficace à l’échelle d’un gros village ou d’une petite ville. Elle implique une distinction d’un « nous » et d’un « eux » selon des critères spatiaux assez simples. La possibilité d’établir de façon durable et pérenne des liens sociaux avec tout individu en dehors du village parait dès lors difficile et la société apparaît comme plutôt fermée.

Si les sociétés occidentales modernes diffèrent du modèle traditionnel dans la définition de leurs frontières – ou de leur clôture opérationnelle pour reprendre une expression systémique -, c’est en partie parce que le critère spatial s’est lentement effacé devant le critère culturel rendant possible l’existence de communautés non plus territorialisées, mais étendues. Dans le cas de l’Occident, on peut spécifiquement ajouter la reconnaissance de l’individu et de son libre arbitre, précepte de base de l’éthique des droits de l’homme.

La persistance du lien communautaire

Dans nos sociétés où l’individu s’est autonomisé et partiellement affranchi de son prochain, tout lien communautaire n’a pas disparu. Si le lien communautaire subi peut être vécu comme un fardeau par l’individu, une existence sans aucun lien communautaire peut s’avérer tout aussi douloureuse. Les démocraties libérales, on le constate, continuent d’héberger en leur sein une mosaïque de groupes communautaires basés sur les critères les plus variés, allant du regroupement ethnique au regroupement religieux, en passant par l’association politique ou culturelle.

Les dérives de la violence dans un monde anonymisé

Bien que l’on puisse constater une persistance du lien communautaire en Occident, celui-ci n’a jamais été aussi peu pesant. La solitude, les sentiments d’abandon et d’exclusion sont des phénomènes bien connus sous nos latitudes où la reconnaissance sociale n’est pas acquise pour peu que l’on verse dans le cercle vicieux de l’exclusion.

L’anomie sociale peut être à l’origine du désengagement civique, de la dépression individuelle et parfois du suicide. Il s’agit là de manifestations modernes d’une violence qui, rappelons-le, existe et persiste également dans les sociétés traditionnelles mais sous d’autres formes.

La liberté, pour quoi ?

C’est la question lancinante qui se pose dans nos sociétés qui, au stade actuel de leur histoire et de leur développement, ont en bonne partie réglé le problème des moyens matériels nécessaires à l’autonomie de l’individu. Si l’autonomisation de l’individu est le produit indirect de la démocratie sociale et libérale, alors il apparaît salutaire d’imaginer l’organisation sociale dans un contexte différent si le modèle ne devait pas perdurer. En cela, l’exemple des sociétés traditionnelles africaines a beaucoup de choses à nous enseigner ; leur modèle était encore le notre il y a seulement quelques générations mais il nous est devenu étranger. Notre époque est amnésique et à ce titre, il faut considérer la diversité des organisations sociales comme un trésor précieux.

L’homogénéisation du monde aux standards occidentaux à coups d’aides financières internationales et de dérégulations n’est donc nullement souhaitable. Prétendre que l’on refuse le progrès à l’Afrique au prétexte que l’on aurait des réserves face au nivellement de son mode de vie selon nos standards, voilà peut-être où se loge le réel mépris à l’égard des Africains. Un mépris qui, du reste, ressemble celui que l’homme enraciné d’Europe peut ressentir face aux discours cosmopolites de ses dirigeants…

L’Afrique a beaucoup de choses à nous enseigner sur ce que nous avons été et sur le mode d’organisation social vers lequel nous pourrions à nouveau nous diriger si la modernité n’était, pour l’Occident, qu’une parenthèse de son histoire.

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La voie du milieu

cheminOn a coutume de dire que la voie du milieu est le chemin emprunté par les tièdes. Perçu ainsi, on peut confondre celui qui est vaguement d’accord avec tout avec celui qui n’est que partiellement d’accord avec chacun.

Dans un espace globalement tiède, la température moyenne est la même que dans un espace comportant la même quantité de chaleur mais compartimenté en une zone chaude et une zone froide. Dans un espace uniformément tiède, il n’y a aucun gradient à exploiter pour créer un flux et un mouvement. Dans un espace de température moyenne équivalente mais contrasté, le gradient rend possible un flux et une mise en mouvement.

La voie du milieu est souvent ce chemin étroit, balisé par deux potentiels, deux antagonismes, deux contradictions. Le paradoxe, parfois perçu comme une absence de réponse satisfaisante ou comme une indétermination incommodante pour la raison, est en réalité le cadre implicite qui rend possible la vie des idées. La voie du milieu est précaire, fragile, mais elle existe. Elle nous autorise à raisonner sans sombrer dans l’indécision ou, au contraire, dans le dogmatisme. Dans un milieu indéterminé, cette voie n’existe pas car il n’existe pas d’éléments de contours pour en former le tracé. Albert Camus disait que « mal nommer les choses, c’est ajouter du malheur au monde ». La pensée qui se contente de slogans, de raccourcis, d’un lexique pauvre, d’un langage flou, de consensus permettant de liquider le paradoxe, se perd au milieu d’un no man’s land conceptuel. Pour ainsi dire, elle n’est déjà plus.

On raille à juste titre ceux qui, pour ne pas s’exposer ou pour ne froisser personne, usent et abusent du « ni-ni ». Il faut pourtant régulièrement raisonner de la sorte pour décrire les phénomènes :

– En biologie : La membrane cellulaire est une clôture ni ouverte, ni fermée. Produit de l’activité qu’elle préserve tout comme gardienne de l’activité qui la produit, elle est cette frontière semi-perméable entre un microcosme cellulaire et le monde extérieur. C’est une des premières manifestation de l’identité dans l’échelle du vivant.

– Les société humaines, lorsqu’elles sont qualifiées d’ouvertes, ne sont en réalité ni ouvertes, ni fermées ; mais possèdent une structure tout en restant perméable, de façon interne comme externe, à la nouveauté et à l’innovation. La clôture opérationnelle des sociétés définit l’espace social préservant l’activité de ses acteurs en même temps que les acteurs produisent et donnent forme à cette clôture. Selon le plan sur lequel on se situe, cette clôture dessine les contours d’un territoire, d’une culture, d’un inconscient collectif etc.

– Dans la relation intersubjective, l’individu n’est ni complètement fixé sur lui-même, ni libre d’indétermination. Il est à la fois centré sur une identité propre et déstabilisé par la présence d’autrui qui lui est nécessaire pour prendre paradoxalement conscience de sa singularité. On existe en conscience dans la mesure où cette existence est attestée par le regard d’autrui.

– En géométrie des figures et des formes, mais aussi dans la nature et les sciences du vivant : La figure fractale se déploie selon une dimension non entière, ni dans la dimension « 1 » de la courbe, ni dans la dimension « 2 » de la surface. Elle se déploie de façon déconcertante comme une courbe ayant la propension à occuper une surface. L’humanité est-elle à l’image  de cette figure fractale, se déployant entre Terre et Ciel, destinée à s’élever de la Terre, avec le Ciel non pas comme objectif, mais pour tout horizon ?

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– D’une façon générale, la construction du cosmos ne répond ni au hasard, ni à la nécessité, même si bien sûr le hasard et la nécessité ont un rôle à jouer. Si la nécessité conditionnait la destinée du monde, comment expliquer l’émergence de la nouveauté ? Quant au hasard, il est inconcevable qu’il puisse rendre compte d’une organisation aussi poussée dans un univers aussi « jeune ». C’est la réponse brillante, par essai interposé, qu’oppose Marc Halévy à la thèse de Jacques Monod, obsolète au regard des connaissances cosmographiques acquises ces dernières décennies.

Emprunter la voie du milieu, c’est cheminer tout en restant à l’écart des réponses définitives. C’est accepter que les questions humaines appellent à des réponses soulevant d’autres questions, sans qu’il ne soit possible de parvenir au terme de cette quête, mais sans que cette quête ne soit vaine non plus. Elle s’apparente fort à une réponse favorable au désir de prolonger la vie.

Au pays de l’édition – L’enquête

investigation_01Des années de réflexion et de lectures personnelles, une envie de produire un article qui se transforme en un début d’essai, et c’est l’idée d’être publié qui, petit à petit, fait son chemin. Passée la surprise d’envisager une telle option alors que je ne l’avais jamais clairement formulée, vient le temps de l’enquête. Je découvre un nouvel univers qui m’était jusque-là inconnu : l’édition.

Editeurs, écrivains, distributeurs, diffuseurs, virage numérique… je m’aperçois vite qu’en guise d’univers, il s’agit d’un écosystème foisonnant. Quel pourrait-être ma place dans ce microcosme ? Même si j’imagine ma problématique particulière, je perçois vite sa ressemblance avec tous ces témoignages glanés au fil des sites et des fora dédiés à l’édition.

J’entame la tournée virtuelle des maisons d’éditions. La ligne éditoriale de certaines d’entre elles me semble plus proche de mon travail que d’autres. Assez rapidement, je conçois que les maisons dont la ligne éditoriale est proche de ma démarche vont me rester inaccessibles. À cela, me semble-t-il, plusieurs raisons : je suis autodidacte, je n’ai aucune référence et j’ai peu à peu pris conscience de l’état du marché de l’édition. Jamais autant d’auteurs n’ont aspiré à être publié tandis qu’on assiste à l’érosion lente d’un lectorat traditionnel réorienté vers le multimédia.

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Chez les éditeurs, les piles de manuscrit s’accumulent, et il s’agit de sortir du lot avec le sien !

De nombreuses maisons d’édition ont l’honnêteté d’afficher la couleur : les jeunes auteurs sont acceptés au compte-goutte et les délais d’attente sur envoi de manuscrit s’échelonnent entre quatre et six mois, se soldant la plupart du temps par une réponse négative ou pas de réponse du tout. J’apprends au hasard de mes démarches qu’un éminent scientifique comme Hubert Reeves s’est vu refuser le manuscrit de son essai Patience dans l’azur une quarantaine de fois, avant d’être finalement retenu et publié ! Il est certain que je ne souhaite pas m’infliger une telle attente !

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Rencontre avec les Éditions du Puits de Roulle

(suite de l’article « Au pays de l’édition – L’enquête »)

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Durant mes nombreuses pérégrinations sur le Web, je me souviens avoir visité le site des Éditions du Puits de Roulle dont j’avais gardé le nom dans un coin de mémoire. Il y avait notamment, sur le site de l’éditeur, une petite vidéo présentant une étude sociologique de Tarik Yildiz qui, je m’en souviens, avait fait le buzz sur les réseaux sociaux au moment de sa sortie en 2012. Etant donné le sujet abordé, il s’agissait du type d’ouvrage que les maisons d’éditions ne s’empressent pas de publier. Pourtant, les Éditions du Puits de Roulle avaient eu l’audace de le faire, et de mon point de vue c’était remarquable.

Je suis rentré en contact avec Stéphanie Lahana qui m’a propose une formule  de prestation en autoédition.

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Stéphanie Lahana

Je veux ici insister sur la pertinence de ce type de prestation étant donné l’état du marché du livre. La situation semble de plus en plus défavorable pour l’auteur en tant qu’acteur économique mais aussi pour l’éditeur et le diffuseur du fait de la lente érosion du lectorat traditionnel. Le risque financier a mécaniquement augmenté pour l’éditeur qui doit plus que jamais sélectionner des manuscrits non seulement de valeur mais aussi commercialement porteurs. Du reste, c’est tout le circuit du livre qui est actuellement sous pression, à l’image des librairies indépendantes concurrencées par les mastodontes de la vente en ligne tels qu’Amazon.

Si donc, en tant qu’auteur, on croit dans son manuscrit, il est concevable d’endosser une partie du risque financier du projet. Bien sûr, tout le monde n’est pas prêt à s’engager financièrement et nous avons tous nos seuils au-delà desquels il n’est pas question d’aller. Du reste, toutes les maisons ne fournissent pas la même prestation en termes de rapport qualité/prix et de proposition de contrat.

En ce qui concerne mon projet au sein des Éditions du Puits de Roulle, l’équation est relativement simple : l’opération sera neutre financièrement si je vends quelques centaines d’exemplaires de mon ouvrage, dans une fourchette de 300 à 400. Au-delà, l’opération est légèrement bénéficiaire. En deçà, et quand bien même il ne s’en vendrait qu’une centaine, l’opération reste déficitaire du montant d’une semaine de vacances aux sports d’hiver…

La réalisation d’un livre peut répondre à de nombreux critères et chacun posera l’équation différemment, accordant plus d’importance aux revenus  pour les uns, plus d’importance à l’envie de consigner un témoignage de vie  pour les autres. Dans mon cas particulier, il s’agit de publier à moindre frais le résultat d’un travail qui, au fond, me tenait inconsciemment à cœur depuis de nombreuses années.

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Mirages et vertus de la nouvelle économie du livre

(suite de l’article « Rencontre avec les Éditions du Puits de Roulle »)

numerique_01Comme la plupart des marchés, celui du livre ne reste pas étranger à la révolution du numérique. J’y vois une formidable opportunité en même temps que le développement de certains écueils. Il me semble assez évident que je suis bénéficiaire de cette démocratisation de la publication puisqu’aujourd’hui, il existe une formule économique pour faire publier mon ouvrage. Par ailleurs je n’ai pas souhaité m’orienter vers le pure auto-publication. Sans préjuger d’un tel choix, celui-ci me semble périlleux puisqu’il écarte tout le savoir-faire des professionnels de l’édition.

Avec du recul, je peux affirmer que le service rendu par un éditeur vis-à-vis de l’auteur est encore plus critique et nécessaire que je ne l’imaginais, alors que j’étais déjà conscient de son utilité au moment de me lancer. À ce titre, je veux souligner le travail remarquable de relecture de Stéphanie Lahana, qui n’est pas étranger à la qualité et au rendu final de l’ouvrage, y compris  dans son contenu. Je pense qu’il s’agit d’une prestation incontournable que l’auto-publication tend à escamoter.

Lorsque l’on parcourt les différents fora dédiés à l’auto-publication, on s’aperçoit rapidement que la formule contient beaucoup de contraintes ou de désagréments que l’auteur novice ne voit pas venir et qu’il va découvrir  à ses dépens au cours de l’avancement du projet.

L’impression à la demande du modèle de l’auto-publication implique, dans beaucoup de cas, de longues semaines de délais tandis qu’avec une maison d’édition classique, c’est l’affaire de quelques jours. Le coût unitaire de l’impression à la demande en auto-publication est notoirement plus élevé. Autre exemple : la qualité du papier, de la reliure et de l’ouvrage ne sont pas toujours au rendez-vous.

Une autre alternative s’offrait à moi pour un coût moindre : réaliser une version exclusivement numérique mais je ne me retrouvais pas dans une telle formule, faisant partie de ce lectorat qui aime le livre en tant qu’objet et dont la bibliothèque occupe une place centrale au domicile. Le livre électronique devrait constituer une alternative croissante au livre papier sans se substituer à lui.

Ce petit billet s’inscrit dans l’envie de partager cette belle expérience dans le monde de l’édition, qui n’est peut-être que le début d’une longue et belle aventure. Le mot de la fin : vive le(s) livre(s), et bonne(s) lecture(s) à tous !

Sylvain Fuchs

Le renouveau de la recherche par l’approche systémique

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La recherche scientifique classique est l’héritière de la pensée post-cartésienne, basée sur la méthode consistant à « diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux résoudre. ». Bien que cette démarche ait porté ses fruits, elle tend à se heurter à des difficultés majeures. Tâchons d’illustrer ces limites par quelques exemples :

  • Dans le domaine de la recherche physique, on sait désormais, depuis les travaux de Louis de Broglie, Werner Heisenberg et Max Planck que l’observation d’un phénomène quantique a un impact sur le phénomène lui-même. L’observateur est difficilement dissociable de ce qu’il observe.
  • Dans le domaine diplomatique, les politiques se fixent parfois des objectifs de court terme pour lesquels ils emploient des moyens contre-productifs sur le long terme. Il existe une dialectique entre les moyens mis en œuvre et la fin visée.
  • En sociologie, les études sont régulièrement infléchies par la connaissance de leur réalisation. On assiste à des phénomènes d’autocensure rendant les administrateurs aveugles aux problèmes qu’ils sont censés prévenir, avec les conséquences qu’on imagine sur la pertinence des mesures prises à l’aune de ces études.
  • En psychologie sociale, des phénomènes tels que les prophéties auto-réalisatrices ou encore les effets d’avalanche restent difficilement explicables sans la grille de lecture systémique.

On pourrait encore allonger la liste des cas d’études limités par l’approche analytique classique. Si ces limites sont invisibles aux yeux de l’opinion publique, c’est ironiquement selon un biais d’observation qui est le produit de l’auto-justification des paradigmes en vigueur. Loin de chercher à dépasser ses propres limites conceptuelles, la recherche a souvent tendance à produire un ensemble de travaux visant à justifier son cadre.

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Approche systémique des phénomènes sociaux

Appliquée aux phénomènes sociaux, l’approche systémique permet de développer une nouvelle compréhension des liens entre l’individu et le groupe, entre l’acteur et la société. Plutôt que concevoir la société comme une somme d’individus animés d’intentions autonomes, ou de considérer de façon contraire que l’individu subit passivement son environnement culturel et social ; l’approche systémique souligne l’interaction permanente entre la vision des individus et la culture partagée.

Bien que l’individu et sa société d’appartenance soient animés par des forces de niveaux et de nature différentes, étudier l’un indépendamment de l’autre conduit forcément à des impasses. La systémique et la réflexion dialectique permettent d’en sortir. La théorie mimétique de René Girard est une des clés contemporaines de cette approche. Mentionnons également les travaux de Gregory Bateson, d’Ilya Prigogine, de Paul Meier ou encore de Jean-Pierre Meunier.

L’approche systémique conduit la recherche à redécouvrir l’interdisciplinarité qui avait jadis cours avec les humanitas. Elle permet de se réapproprier cette sagesse antique selon laquelle tout est relié à tout et rien n’est étranger à rien. Comme il est dit dans le Rig-Veda :

« Chaque individu est une perle de cristal, et chaque perle de cristal réfléchit non seulement la lumière de chaque autre cristal, mais aussi chaque autre reflet dans tout l’Univers. »

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Cher Michel H.

mh_02De Michel Houellebecq, je n’ai pas lu toute l’oeuvre, mais certainement tous les romans. Peu avant les années 2000 sortait Les Particules élémentaires. Le roman était un succès, et comme la revue Les Inrocks en disait du bien… je me suis méfié. Le reste de la presse, en revanche, en disait plutôt du mal. Le Nouvel Obs’, Télérama… les mutins de Panurge semblaient choqués. Il y avait des « polémiques », si bien que je décidais de me  procurer l’ouvrage. Il commençait bien, se lisait bien. C’était clair et  agréable, sans complications ni scénario alambiqué pour cacher un travail creux ou mal mené. On ressentait une profondeur des personnages, on appréciait la description de leurs sentiments, de leurs vies intérieures. Au fur et à mesure que j’avançais, la bonne impression se confirmait. Quand arriva la chute, ce fut une claque. Je venais de finir l’un des meilleurs romans que j’aie jamais lu.

Rentrées littéraires après rentrées littéraires, années après années, lectures après lectures ; je n’ai jamais été déçu par les romans de Michel Houellebecq. L’homme a, me semble-t-il, rencontré son époque. Ses romans m’ont certainement parlé parce qu’ils illustrent l’impossibilité d’être un homme à la fin de 20ème siècle.

Parmi ses thèmes récurrents, Michel Houellebecq fait le procès de mai 1968. La libération des moeurs a introduit la plus abrupte loi du marché au coeur des rapports amoureux en Occident. Là où l’institution du mariage garantissait une certaine sécurité matérielle et affective entre les époux, la libération sexuelle a conduit à la ringardisation de toute relation amoureuse s’inscrivant dans la durée et, c’est vrai, le confortable ennui.

La révolution sexuelle a-t-elle bénéficié à tous ? Pas si l’on en croit la recrudescence du célibat, des vies en solo, de la détresse affective et de la misère sexuelle qui lui est associée. Dans Plateforme, Houellebecq met en scène son anti-héros classique : un quadra français de la classe moyenne ayant pris le parti de l’exogamie pour trouver un peu de cet amour – au besoin tarifé – qu’il n’est plus possible d’obtenir  ici.

La révolution sexuelle a consacré le triomphe d’une nouvelle classe hédoniste qui, en plus de cumuler argent et pouvoir, a pris le parti de s’affranchir du cadre moral qui la maintenait arrimée à la France d’en bas,  reléguée à la périphérie du nouveau monde turbocapitaliste.

Même si la lucidité et la clairvoyance de Houellebecq font de ses romans des clichés fidèles à l’air du temps, l’auteur n’est pas un homme à thèse. Il décrit finement la vie intérieure d’individus dont la santé morale est à la parfaite image de notre époque.

Michel Houellebecq fait immanquablement penser à Huysmans, par qui il a d’ailleurs été influencé. Les deux hommes se sentaient mal d’avoir les yeux pour voir de quelle matière indigeste doit se nourrir le commun dans cette vaste et cruelle comédie humaine, dans ce monde désenchanté, au bord du précipice.

René Girard et la mimésis

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René Girard laisse derrière lui une oeuvre philosophique remarquable sur le désir humain, le mythe, le rite, le sacré. Au coeur de son intuition se loge le désir mimétique comme moteur essentiel de l’action humaine et de la relation sociale.

Dans une rivalité qui se joue à partir de deux ; que l’un des sujets manifeste un désir et un désir identique va naître chez l’autre. Les deux sujets deviennent rivaux pour s’approprier l’objet de leur désir, et cette rivalité ne peut aller qu’en s’amplifiant puisque la montée du désir de l’un constitue un obstacle toujours plus grand pour l’appropriation de l’objet du désir par l’autre. Il s’agit d’un phénomène en avalanche, catastrophique au sens systémique du terme. La valeur acquise par l’objet provient autant d’un désir pour celui-ci qui s’auto-alimente dans un jeu de miroir, que de sa valeur intrinsèque. Cette valeur est subjective et peut grimper à l’infini ou au contraire tomber à zéro si personne n’a porté un regard d’intérêt initial.

Si l’on doit concevoir la théorie mimétique de René Girard comme universelle en ce sens qu’elle possède une portée et une validité dans toutes les sociétés et pour toutes les époques ; il serait abusif de considérer cette grille comme explicative de tous les aspects de la relation sociale.

En effet, au diagnostic certes génial de l’aspect auto-alimentée de la rivalité dans le désir mimétique, on doit ajouter l’aptitude des hommes, théorisée dès l’Antiquité, à la Philia et à l’empathie. Cette dernière joue, au contraire de la rivalité, un rôle d’apaisement et de rapprochement entre les individus, capables de reconnaître en l’autre un autre « je ». Beaucoup des contemporains de Girard lui ont reproché de vouloir systématiser à outrance sa théorie, on pourra d’ailleurs lire l’excellente critique d’Alain de Benoist à ce sujet.

Reste que la mimésis, qu’elle se décline en rivalité ou en élan d’empathie, est un puissant facteur explicatif de l’organisation sociale. Plus encore, la mimésis s’apparente fort à une propriété fondamentale de la nature humaine, voire de la nature tout court.

Quand elle se décline en rivalité, la mimésis permet d’expliquer  le recours au bouc émissaire dans les groupes sociaux, consistant à évacuer la violence latente du groupe sur un individu dont la désignation relève du phénomène spontané et auto-réalisateur. Spontané dans le sens où la violence cherche une voie d’évacuation et qu’elle va la trouver en une personne fragile, en dehors de la norme, ou perçue comme telle. Auto-réalisateur dans le sens où quelques regards d’opprobre sur un sujet conduit rapidement, par effet mimétique, à la désignation par tous de celui sur qui la violence doit s’évacuer. Une fois la violence orientée vers un individu, le fait qu’il plie sous cette violence vient justifier a posteriori sa qualité d’élément fragile ou perturbateur du groupe. Pourtant, toute autre personne assignée à un tel rôle aurait plié de la même façon. Le rôle de bouc émissaire attribué à un individu relève quasi-exclusivement de ce mécanisme collectif spontané, plutôt que de l’individu lui-même. Enfin, l’idée auto-entretenue de responsabilité du bouc émissaire dans les maux qui traversent le groupe induit une détente auto-réalisatrice lorsque celui-ci est sacrifié.

Quand elle se décline en empathie, la mimésis permet en revanche de reconsidérer les rapports intersubjectifs sous un angle moins inquiétant et d’expliquer les élans d’amitiés possibles entre individus, les sentiments développés de proximité et de familiarité au sein d’un groupe, les expériences de communion à des moments particuliers de la vie sociale etc.

Si l’on considère l’aptitude à l’empathie des hommes, la société n’est ni condamnée au recours perpétuel au bouc émissaire pour se stabiliser, ni condamnée à finir comme théâtre de guerre de tous contre tous. Il existe en chacun de nous un potentiel qui vient contrarier ce penchant pour l’appropriation et la violence. René Girard a vu juste, mais a considéré la question de la mimésis de façon incomplète, et nous pouvons raisonnablement conserver des raisons d’espérer.

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La Société de confiance

peyreffite_02Dans La Société de confiance, paru en 1995, Alain Peyrefitte montre que la confiance a été un élément clé dans le décollage économique de l’Europe de la Renaissance. L’auteur insiste sur l’importance de la confiance accordée par les individus aux institutions. Sa thèse consiste à faire la distinction entre l’Europe protestante du nord et l’Europe catholique du sud où l’Eglise a longtemps cherché à conserver son magistère moral sur les consciences,  au risque de dénigrer l’autonomie des individus et leur capacité d’initiative. Dans la sphère protestante, la société civile a placé l’autonomie de l’individu au centre de son projet. L’individu responsabilisé a été la clé de voûte du décollage économique d’une région qui, au regard de ses atouts naturels, n’avait rien pour elle si on la compare à l’Europe du bassin méditerranéen.

La thèse d’Alain Peyrefitte est convaincante, soulignant bien l’éthique du protestantisme et ses vertus pour le développement économique et de l’activité en général.

Dans les années 1980, Robert Putnam s’est penché sur le capital social et sur la confiance que s’accordent les individus dans un contexte multiculturel. Dans une étude qui nous fait sortir des sentiers battus, il parvient à un ensemble de constats surprenants, trouvés dans un article du site ledevoir.com :

Conclusion [de son étude menée dans les années 2000 dans un ensemble de villes américaines] : plus la diversité ethnique est élevée,

– moins les citoyens font confiance aux gouvernements, aux dirigeants et aux médias locaux,
– moins les taux d’enregistrement sur les listes électorales sont élevés,
– moins les gens font du bénévolat ou se permettent des dons aux organismes de charité,
– moins les citoyens sont enclins à participer à des projets communautaires,
– moins ils ont des amis ou des confidents,
– plus les gens sont des téléphages et se disent d’accord avec l’énoncé «la télévision est mon divertissement le plus important».

Autrement dit, le capital social est alors plutôt asocial !

Ces constats viennent battre en brèche plusieurs lieux communs relatifs aux sociétés multiculturelles :

  • Le multiculturalisme n’agit pas de façon exclusivement bénéfique  et univoque
  • Le multiculturalisme, même s’il a tendance à assigner chacun à une communauté d’appartenance, induit une baisse de confiance des individus entre eux, y compris au sein de leur propre communauté.

putnamL’auteur conclue à une diffusion de l’anomie sociale sous l’effet du multiculturalisme, tout en maintenant le pari des sociétés ouvertes : passé la phase de  déstabilisation, la diversité finit par apporter un enrichissement. Il s’agit donc de gérer au mieux la période transitoire.

N’est-ce pas ce que nos politiques espèrent pour l’Europe ? Le pari semble d’autant plus osé que nos dirigeants ont souvent pris le parti d’ignorer les tensions induites par la diversité dans les zones périphériques des métropoles européennes. On a parfois l’impression que l’avenir de l’Europe se joue à quitte ou double parce qu’un tel projet serait dans le sens de l’Histoire.

C’est une erreur de croire que la confiance se pilote par le haut ou qu’elle s’inocule avec des discours moralisateurs et des slogans simplistes. Le magistère moral des élites n’a pas été supprimé avec l’avènement de la société laïque. La confiance est un élément clé dans la qualité du lien social.

Sans confiance, point de société.