La vie à tout prix

La vie à tout prix, tel semble être le leitmotiv des gouvernements face à l’épidémie Covid-19. Port du masque obligatoire dans les lieux publics, restriction des visites à nos proches, fermeture des lieux associatifs, couvre-feu sur les villes et les campagnes… que penser d’une époque où l’on ferme les librairies tandis que des consommateurs sans tête se ruent au supermarché pour dévaliser les rayons du papier hygiénique ?

Le nombre de décès par infection au Covid-19 se situe loin dans la liste des causes de mortalité en 2020… quand bien même il ne le serait pas, les mesures prises en son nom peuvent-elles justifier que l’on réduise l’existence au seul fait de maintenir à tout prix la vie ? Lorsqu’on ne peut que survivre sans vraiment vivre, on l’accepte faute de mieux. Lorsqu’on ne peut que vivre sans vraiment exister, on l’accepte faute de mieux. Qu’est-ce qui, aujourd’hui, nous maintient dans une petite économie de la vie, en-deçà des élans grandioses de l’existence ?

A la question du sens que nous donnons à notre vie pour en faire une existence, les réponses peuvent varier : Salut de l’âme pour les uns, attitude éthique la plus élevée qui soit dans un monde sans arrière-monde pour les autres… aucune de ces options ne semble pourtant appartenir à l’horizon de nos dirigeants. Nos sociétés sont guidées par les impératifs économiques et comptables, les indicateurs de performance.

Lorsque Socrate a bu la ciguë à l’issue de son procès, il pouvait encore fuir la cité et vivre ses dernières années en dehors d’Athènes, il a pourtant choisi de mener jusqu’à son terme son existence au mépris de sa vie. Il est resté dans nos mémoires comme un homme dont l’attitude fut suffisamment conforme à ses paroles pour que celles-ci soient commentées et méditées au fil des siècles, jusqu’à nos jours.

Socrate ou le choix de l’existence

Combien d’entre nous verront leur avenir hypothéqué par une société leur faisant porter le poids d’une dette encore aggravée par cette crise ? Combien feront le choix d’en finir avec une vie soufflée par les vents mortifères de la précarisation, de la solitude ou de l’isolement, y compris dans ces établissements où l’on restreint drastiquement les visites aux anciens ? Les mesures sanitaires actuelles sont pourtant censées les protéger…

On laisse donc partir nos aînés selon un service funéraire minimum alors que l’accompagnement des défunts est un temps privilégié pour rassembler les proches et perpétuer, dans la mémoire de ceux qui restent, la mémoire de celui qui part. Ce choix politico-administratif est peut-être celui qui, parmi tant d’autres, est le plus inacceptable et le plus obscène. Le rite funéraire est l’acte ancestral qui distingue l’homme de l’animal, nous voici donc ramenés à la vie des bêtes au nom du principe sanitaire.

La pesée des cœurs dans le rite funéraire égyptien

Les suspensions des cérémonies religieuses et des rites quels qu’ils soient, des instants de communion collective autour d’un spectacle ou d’un art vivant, des accès aux musées, aux bibliothèques, à tous les lieux de culture et de savoir… sont autant d’atteintes à ce qu’il y a de plus humain en nous. Quant aux masques qui cachent partout ces miroirs de l’âme que sont les visages, ils sont un élément supplémentaire de déshumanisation.

La vie à tout prix au mépris des élans de l’existence est une éthique de mort, tout comme le principe de précaution auquel il fait écho et qui est dramatiquement consigné dans notre Constitution. C’est à cette éthique que répondent toutes ces mesures visant à sauver des vies au mépris des conditions permettant de hisser celles-ci à la hauteur d’existences qu’en comparaison de nos quotidiens masqués et confinés, on oserait presque qualifier de réussies.

Le Metal expliqué aux profanes

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Le groupe italien Lacuna Coil en concert (2017)

Aucune explication de texte ne fera aimer l’univers Metal à qui ne s’y montre pas réceptif. Ses détracteurs, on le sait, considèrent le genre comme d’inspiration satanique. Les amateurs de Metal connaissent pourtant l’ambiance gentiment potache régnant au sein d’un public venu se ressourcer au rythme des riff et des infra-basses, loin du tableau maléfique que d’aucuns voudraient à tout prix dresser de lui.

La musique Metal s’instaure en conjuratrice de la violence plutôt qu’elle ne s’en fait la prescriptrice, et possède vis-à-vis de celle-ci les mêmes vertus cathartiques que les tragédies grecques antiques vis-à-vis de la pitié et de la crainte. Loin de mettre en scène complaisamment une situation humaine qui tourne mal, la tragédie explorée par les grecs faisait œuvre de mimêsis et de thérapie pour le spectateur. Soigner le mal par le mal, combattre le feu par le feu, plonger dans l’obscur pour y déloger de façon paradoxale une lueur libératrice qu’aucun autre genre musical ne saurait produire… tel est l’esprit de la musique Metal.

S’il fallait comparer le mauvais procès fait au Metal à d’autres réquisitoires, on penserait aux rituels des morts présents dans nombre de cultures du globe avant qu’ils ne furent étouffés par l’acculturation initiée par les monothéismes et leur propension à uniformiser les sensibilités, les mœurs, les canons et les formes. Les fêtes des morts ne tirent pourtant par leur source d’une fascination pour le néant mais plutôt d’un besoin de commémoration pour les âmes des défunts.

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Fête des morts – Día de muertos – au Mexique (2017)

Nous pourrions également comparer ce procès au refus des mystères de l’ombre de notre modèle actuel de civilisation basé sur l’évidence des Lumières, qui a pourtant produit ses propres dérives : principe de précaution poussé jusqu’à bannir toute forme de risque alors que vivre, c’est parfois risquer ; impératif de transparence contre-productif et générateur de malaise ; hygiénisme incitant chacun à mener une existence aseptisée sans couleur ni saveur ; expurgation de tout excès lié à la fête par nature ambivalente et dionysiaque ; négation des forces liant l’homme à la nature. Comment s’étonner dès lors de la recrudescence des extrémismes et des pratiques extrêmes en tout genre faisant office de chambres de compensation pour les névroses se développant à l’ombre d’un vitalisme étouffé ?

Le Metal, assigné au rôle de mauvais clown par la scène musicale officielle, n’en finit pourtant pas de remporter succès après succès auprès d’un public invisible mais fidèle et nombreux, comme un hommage du fatum à la morale toute faite, comme un rappel des profondeurs à l’aplat de la raison, comme la rançon due par la pensée à ce qui demeure impensé.

Long live Metal !

Le taoïsme face à l’éthique

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Calligraphie de « Songe d’une nuit tranquille » de Li Bai, poète du VIIIème siècle d’inspiration taoïste

Cet article fait suite à Taoïsme : une introduction

Dans notre introduction au taoïsme, nous avons présenté les grands traits de cette pensée tournée vers la contemplation.

Si le taoïsme et le confucianisme apparaissent comme deux écoles de pensées opposées, le rapport entre ces deux philosophies est historiquement plus nuancé. Dans les numéros 1 ainsi que 2 de la revue  en ligne Anaximandre, Thibault Isabel prend pour exemple deux figures emblématiques du confucianisme : Mengzi et Xun Zi. L’un comme l’autre s’appuient sur la pensée de leur Maître Confucius, mais selon deux éthiques distinctes.

Mengzi est plus proche d’une conception taoïste considérant que c’est le naturel en l’homme qui fonde sa bonté, tandis que la société est facteur de corruption. Xun Zi, quant à lui, défend la position contraire, considérant que c’est par l’éducation et le respect des règles sociales que l’homme développe sa  bonne nature tandis qu’à l’état naturel, il ne serait que calcul et convoitise vis-à-vis de son prochain. Il y a un clivage chez les confucianistes plutôt qu’un antagonisme entre une pensée-bloc taoïste et une pensée-bloc confucianiste.

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Illustre figure du taoïsme, Tchouang-tseu est un peu le Diogène de la Chine antique. Anticonformiste radical se moquant ouvertement de Confucius et des confucianistes, de leur morale institutionnelle et rigide, il a développé une approche philosophique proche du cynisme. Confucius étant un élève de Lao Tseu, comme le relève l’histoire ou la légende, Tchouang-tseu considère qu’il en fut l’un des plus médiocres, dénaturant l’esprit du taoïsme. À ce titre, il s’accordait le droit de se moquer de Confucius et de dénigrer ses successeurs.

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Tchouang-tseu (Zhuangzi) : figure du taoïsme radical à la manière d’un Diogène. (IXème siécle av. J.-C environ)

Tout comme le cynisme, le taoïsme semble peu se soucier d’éthique appliquée. Le taoïsme de Tchouangt-tseu est teinté de misanthropie et d’une tentation pour l’érémitisme qu’illustre bien sa vie. Pourtant, les écrits et les poèmes de Tchouang-tseu  appartiennent à l’imaginaire collectif chinois, tout antisocial que fut son auteur.

Dans sa présentation du taoïsme, Marc Halévy reproche à la pensée confucéenne de transposer les règles du Ciel immuable à la vie des hommes, conduisant à simplifier et rigidifier ses règles. C’est effectivement ainsi que Confucius conçoit la politique lorsqu’il dit que « Gouverner par la vertu, c’est imiter la polaire immobile cependant qu’autour d’elle se meuvent les étoiles ». Pourtant, l’attitude taoïste contemplative dans le non-agir ne saurait pas plus conduire à la compréhension des mécanismes en jeu dans la relation sociale ! Dans un cas comme dans l’autre, on fait l’économie de l’étude psychologique d’une humanité qui, même si elle est animée par les forces fondamentales du cosmos, possède ses enjeux propres. C’est ce que relève Thibault Isabel dans la revue Anaximandre lorsqu’il commente le Zhengmeng, oeuvre majeure de Zhang Zaï :

Le Ciel désigne le principe de l’Etre ; or, ce principe nous engage lui-même á maintenir un équilibre entre le Ciel (l’aspect spirituel ou symbolique des choses), la Terre (leur aspect matériel) et l’homme (qui unifie les deux autres dimensions). Pour être en harmonie avec le monde, pour respecter la Voie du Ciel, l’homme doit bien par conséquent accepter de jouer son rôle spécifique au sein de l’unité cosmique : il doit équilibrer en lui l’idée céleste et la nature terrestre, pour que ses désirs et ses émotions, á partir de leur substance brute, prennent la forme plus élevée de l’humanité authentique, du cœur. Un homme qui prétendrait respecter le Ciel en se tournant exclusivement vers la sphère céleste, et négligerait la part naturelle et terrestre de l’existence, aurait tout simplement échoué á comprendre le Ciel qu’il affirme servir. Le Ciel est en lui-même dépourvu d’humanité, car il n’a pas d’émotions. Mais le Ciel (l’esprit) enseigne que la vie est au mieux quand la triade cosmique s’accomplit parfaitement : la Terre (la matière) est donc elle aussi sacrée, comme l’homme. Le saint doit sacraliser la Terre en lui, en reconnaissant la valeur de sa vigueur instinctuelle, et la raffiner á travers les symboles. Ainsi la Voie du Ciel est-elle consommée, dans l’équilibre que le sujet pensant et méditant fait naître en lui entre les deux polarités constitutives de la vie, synthétisées dans le troisième terme médiateur et dialectique qu’est son humanité.

Périodes tardives de l’Orient et de l’Occident : des écueils similaires

La Chine, tout comme l’Europe, a été traversée par nombre de crises culturelles au cours de son histoire. Si la Chine moderne est parvenue à sortir de la funeste expérience communiste du XXème siècle, c’est pour suivre l’Occident dans sa course à la production et à la puissance matérielle. Tout comme l’Occident, la Chine mobilise aujourd’hui tous ses moyens pour décrocher la croissance économique à tout prix, sans considération pour les conséquences sociales, écologiques ou simplement humaines de cette fuite en avant. La Chine a mis son pragmatisme séculaire au diapason de l’efficacité technicienne, tout comme l’Occident l’a précédée dans le mouvement au nom de l’omnipotence de l’homme sur son environnement. L’un comme l’autre sont finalement parvenus au même point de dénaturation de leur propre civilisation, impliquant un risque systémique sur une activité ne s’inscrivant plus dans aucun cadre ni horizon.

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Estampe de Qi-Baishi (XIXème siècle) : Le Chant du fleuve. Évocation du sage taoïste en prise et en harmonie avec la nature

Parmi les traditions antiques susceptibles de nous sortir de l’impasse, le cosmocentrisme de la pensée taoïste nous rappelle que, loin d’être la maîtresse du monde, l’humanité n’en est que l’un de ses aspects, tandis que la nature constitue le cadre de son existence. Terre, Homme, Ciel… l’actualisation de l’un des aspects du cosmos ne peut se faire au détriment ni dans l’ignorance des autres, mais dans un mouvement dialectique conduisant à leurs mutuelles réalisations. C’est le message du Dào.

Taoïsme : une introduction

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Le  Tao ou dào, en chinois  : « voie, chemin »

Selon le taoïsme rien n’est permanent, tout est évolution et mouvement. Seule la photographie du monde sur un temps court confère une illusion de permanence à l’esprit humain. Le Devenir précède l’Etre, et le monde est existence en son essence. Dans son essai sobrement intitulé Le Taoïsme, Marc Halévy reprend à maintes reprises l’image de la vague comme épiphénomène à la surface de l’océan. Ainsi en va-t-il de tout ce qui existe et vit : de la matière inerte aux existences humaines en passant par le monde végétal qui, de façon cyclique, se déploie et se retire au gré des saisons. Tout ne se déploie pas selon la même échelle de temps mais tout demeure éphémère,  impermanent devant l’éternité du Tao.

Qu’est-ce que le Tao ? Il est à vrai dire inutile de longuement spéculer sur sa réalité et sa nature. Par essence indicible et ineffable, échappant aux catégories de la raison humaine, la meilleure façon d’en parler est de nous mener jusqu’au point paradoxal au-delà duquel toute formulation échoue.

C’est selon cette démarche paradoxale que Lao Tseu approche le Tao dans le Tao Te King. Dans le Chapitre I, verset 1 (une traduction parmi d’autres) :

Le Tao nommé Tao n’est pas l’éternel Tao.

Le Nom nommé n’est pas l’éternel Nom

Sans Nom : origine de Ciel et Terre.

Avec Nom : mère des dix mille choses

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Lao Tseu – Illustration

Le sage taoïste conçoit le logos selon la trilogie Yin/Yang/Qi, dans une logique de complémentarité des contraires. Le Yin et le Yang permettent de saisir les nuances phénoménologiques lorsqu’on les associe selon les trigrammes du Yi King.

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Les trigrammes du Yi King, nuances phénoménologiques à trois niveaux (symboliquement des hommes, du ciel et de la terre) et sur la base des deux états Yin et Yang. A gauche : Leur disposition selon l’ordre dit du ciel antérieur, autour du Tai-Ji qui représente la complémentarité et la coïncidence des contraires au sein de l’Unité ou du « tao qui peut être nommé, et qui n’est [donc] pas le Tao » (Lao Tseu)

Pour le sage taoïste, l’action juste consiste à accomplir le juste geste au juste moment dans une réalité en évolution permanente.

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Le sage taoïste, à la recherche du geste juste et donc parfait, dans un monde en évolution permanente

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Les Trois yeux de la connaissance – partie I

wilber_04L’écrivain et philosophe Ken Wilber fait partie de la génération qui a vu naître les mouvements hippies et New Age des années 1960. Pourtant, Les Trois yeux de la connaissance représente plus qu’un simple bricolage syncrétique.

A l’appui de son ouvrage, Wilber convoque les traditions orientales telles que le Zen ou l’hindouisme, mais aussi la pensée chrétienne de Saint Bonaventure ou néoplatonicienne de Plotin. Sa réflexion s’est aussi enrichie des travaux de Freud, de Jung, de Piaget ou de Maslow dans les domaines de la psychanalyse et de la psychologie. Nous tâcherons d’exposer ses grandes idées ainsi que le modèle de science intégrale que l’auteur appelle de ses voeux.

Trois niveaux de réalité, trois yeux pour observer

Ken Wilber pose les premiers jalons de sa réflexion en s’appuyant sur la théologie de Saint Bonaventure qui, s’interrogeant sur les relations entre les trois Personnes de la Trinité chrétienne, opère la distinction entre les niveaux sensibles, intelligibles et transcendants de la réalité.

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En tant que réalité médiane dans l’ordre universel, la conscience humaine est dotée de trois yeux de connaissance : l’oeil de chair, l’oeil de raison et l’oeil de contemplation. Cette triple disposition de la conscience humaine, nous la tenons de notre constitution à l’image de la création.

L’avènement de la science moderne en Occident

Alors que les Grecs ont développé l’art de l’observation dans l’Antiquité, Ken Wilber note que l’Eglise chrétienne du Moyen-Age eut pour ambition  de systématiser son approche de la connaissance en ayant recours à la scolastique. L’émergence de la science moderne à la Renaissance apparaît comme un rejet de l’église et de son emprise sur les questions où elle n’a pas de légitimité à se prononcer. Les premiers pas de la science empirico-analytique se sont fondés sur un anti-idéalisme en réaction aux spéculations théologiques ne tenant aucunement compte des données tirées de l’observation, menant à des conclusions absurdes sans rapport avec la réalité qu’elles prétendent décrire. Les fondateurs de la science moderne tels que Galilée ou Kepler ont non seulement contribué à une compréhension plus juste des lois de la nature, mais ils ont aussi rendu service à la religion elle-même, invitée à se recentrer sur sa véritable vocation : ouvrir l’âme à la contemplation et à l’expérience religieuse plutôt que se discréditer avec des contre-vérités vouées à la relégation.

De la même façon que l’église a souhaité maintenir une compréhension exclusivement métaphysique sur les phénomènes, les rationalistes et les empiristes ont voulu réduire les phénomènes aux seuls niveaux de la conscience et de la matière. Cette attitude des empiristes explique, aujourd’hui encore, le paradigme scientiste dominant selon lequel « tout ce qui ne peut être mesuré ou observé n’existe pas ».

Fort de ce premier aperçu historique, Ken Wilber utilise sa thèse pour dresser une liste d’erreurs catégorielles et de glissements épistémologiques identifiables dans différentes théories et différents dogmes.

La science empirique et le scientisme

Lorsque l’approche empirico-analytique a raison d’affirmer que :

« La preuve empirique est la meilleure méthode pour obtenir des faits dans le domaine sensoriel »

elle se décrédibilise et dessert sa cause en allant jusqu’à postuler que :

« Seules les propositions susceptibles d’être vérifiées de façon empirique sont vraies. »

Les espoirs placés dans les sciences cognitives sont assez emblématiques de cette approche, par exemple lorsque les crédits de recherche sont alloués à l’étude du fonctionnement biochimique et électrique du cerveau humain avec la promesse de percer les secrets de la pensée du yogi.

Les sciences humaines et leur réductionnisme associé : le sociologisme

Les chercheurs en sciences humaines ont raison de considérer que :

« l’étude des sociétés humaines et des hommes en société est une méthode efficace pour mieux comprendre les enjeux spécifiquement humains lorsqu’il s’agit d’organiser la vie collective et individuelle de façon plus harmonieuse »

en revanche ils se décrédibilisent et desservent leur cause en allant jusqu’à supposer que :

« la vie des hommes est exclusivement réglée – ou devrait l’être – par des lois produites par les hommes à la lumière de leur raison »

Ce sociologisme est bien connu de ceux qui se sont penchés sur la question sociale, mais reste largement dans le domaine du non-dit dans les milieux de recherche en sociologie, alors que nous sommes déjà revenus du scientisme dont il faut dater l’apogée au XIXème siècle.

  • Le réductionnisme sociologique conduit à mener des directions de recherche dont le contenu est orienté par des chercheurs souhaitant faire correspondre de façon plus ou moins consciente leurs observations à leurs idées préétablies, répondant en cela au qualificatif d’idéologues.
  • Le réductionnisme sociologique aboutit également à une relativisation complète de tous les systèmes de croyances et de toutes les religions, en réduisant celles-ci au seul « fait religieux » et au folklore. Ce réductionnisme induit l’idée qu’en infléchissant des croyances relevant du contexte culturel, il est possible d’établir une société d’individus réglant leur vie sur le  principe de raison et sur lui-seul.

La vision idéaliste et ses dérives spéculatives

Nous avons évoqué la révolte salutaire des fondateurs de la physique moderne tels que Galilée ou Kepler, introduisant une méthodologie systématique d’observation, de quantification et de mesure permettant de couper court à toutes les théories absurdes comme le géocentrisme, par exemple. Nous pouvons évoquer une telle dérive lorsqu’il s’agit de déduire l’éthique appliquée de considérations exclusivement idéalistes.

Ainsi, la vision idéaliste a raison de considérer que :

« Les lois des niveaux de réalité supérieurs se reflètent ou marquent de leur empreinte les lois des niveaux qui se situent en dessous dans la hiérarchie de la réalité et de la connaissance »

et sa proposition corollaire

« On est en droit de douter de la qualité d’une théorie ou d’une connaissance lorsqu’elle viole manifestement des principes de la réalité qui lui sont supérieurs »

En revanche la vision idéaliste conduit à des confusions ou à une compréhension vague et floue des phénomènes lorsqu’elle va jusqu’à considérer que :

« Les lois de la nature sont déductibles par la seule spéculation »

ou encore que

« les lois qui régissent les hommes se déduisent des lois qui régissent le Ciel »

L’attribution à la Nature de lois de la conscience humaine : la pensée magique

Ken Wilber ne parle pas explicitement de cette dérive, mais on peut l’évoquer en ce qu’elle attribue à la Nature des modes de fonctionnement qui sont propres à la conscience humaine. C’est une anthropologisation de la Nature.

La réduction de l’Esprit au niveau de la conscience humaine : l’homothéisme

De la même façon, la dérive homothéiste consiste à réduire la manifestation spirituelle à l’activité consciente de l’homme, en ne concevant pas de différence de nature entre l’homme et le divin.

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Les Trois yeux de la connaissance – partie II

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L’épisode biblique de la Chute et du péché originel

La confusion Pre/Trans

Ken Wilber insiste sur la confusion entre le niveau de l’esprit et celui du physico-matériel, qui ont ceci en commun de ne pas se situer sur le plan du mental. Celui-ci peut donc assez facilement confondre les manifestations issues de l’un de ces niveaux avec les manifestations de l’autre. Il s’agit de la confusion Pre/Trans (CPT), ayant une incidence majeure sur la compréhension de la place de l’homme au sein du cosmos, sur ses choix éthiques et plus généralement sur ses représentations.

En tant que niveaux non rationnels, non conscients, ou non personnels ; les niveaux physico-corporels prérationnels, préconscients ou prépersonnels sont régulièrement confondus avec les niveaux transrationnels, transconscients ou transpersonnels. Nous illustrerons cette confusion de quelques exemples tirés du domaine religieux, de la psychanalyse, de la sociologie ou encore des sciences physiques.

  • Le mythe de la Chute

Dans la compréhension judéo-chrétienne de la Chute, le péché de l’homme est associé à sa volonté d’accéder à la connaissance, fruit de l’arbre proscrit par Dieu. L’homme est chassé du jardin d’Eden en même temps qu’il accède à la conscience et prétend accéder à la connaissance. Cette compréhension de la Chute fait porter la présence du Mal dans le monde sur les seules épaules de l’homme s’étant affranchi de l’omnipotence de Dieu par sa prétention à accéder au libre arbitre.
Ken Wilber voit là une confusion Pré/Trans manifeste, dans le sens où la condition de l’homme dans son état de nature préconscient est associé à un paradis perdu, à un âge d’or duquel il s’est irrémédiablement éloigné. Or la nature, loin d’être un état de plénitude, constitue un état d’imperfection inconsciente plutôt que de perfection consciente. En tant que créature à mi-chemin du parcours reliant la Nature – cette imperfection inconsciente -, à l’Esprit – cette perfection consciente – l’homme est en situation d’imperfection consciente, et souffre à double titre de ses imperfections puisqu’il en a hérité en même temps qu’il en est conscient. Si donc l’homme devait doit développer un sentiment de responsabilité, ce ne serait pas en raison de sa condition de « pécheur » dont il n’a fait qu’hériter, mais plutôt en raison des choix conscients qu’il fait – ou ne fait pas – pour élever sa conscience vers l’Esprit.

  • jungiens et freudiens

Ken Wilber estime que jungiens et freudiens sont induits en erreur par deux confusions Pré/Trans en germe dans les théories de leurs fondateurs.

Dans le cas des jungiens, la confusion est à chercher du côté des archétypes dont les sources prépersonnelles et transpersonnelles ne sont pas explicitement clarifiées, induisant une confusion entre les images archaïques et les images archétypes. Les premières seraient le produit de la mémoire cumulée par l’espèce humaine durant son évolution depuis son état de nature jusqu’à son état de développement actuel. Les secondes seraient des imago dei, des symboles émis par la conscience pour se représenter le divin ou se connecter à lui. S’il existe dans l’histoire et les cultures des représentations symboliques amalgamant les images archétypes et archaïques dans leurs rites, celles-ci répondent néanmoins à deux niveaux de réalités distincts. La reconnaissance de cette distinction constitue une avancée positive dans la construction d’une science intégrale.

Dans le cas des freudiens, toute expérience spirituelle ou mystique est considérée comme une manifestation névrotique issue de l’inconscient, c’est-à-dire de la réalité préconsciente de la personne. Le niveau spirituel et les expériences qui peuvent lui être associées est dès lors réduit au niveau du corporel et de ses troubles. Comme le note avec humour Ken Wilber, du point de vue de Freud « le Christ souffrait d’hallucinations, Lao-Tseu était psychotique, Bouddha était schizophrène, ainsi que Platon etc. »

  • Organisation sociale : décadentisme et anti-spiritualisme

Par décadentisme, nous entendons une vision du monde selon laquelle tout éloignement de l’homme de son état de nature serait une mauvaise chose en soi. Nous avons déjà évoqué l’interprétation de la Chute par les textes bibliques. Nous pouvons aussi mentionner le mythe du bon sauvage de Rousseau, ou encore les thèses pessimistes d’un Lévi-Strauss basées sur une mauvaise compréhension des théories entropiques qui prédisent au cosmos la mort thermique. L’apparition de la conscience humaine ne ferait, dans cette optique, qu’accélérer la venue de la déchéance du fait de sa capacité démultipliée à inventer et à produire. De ce point de vue, l’activité humaine apparaît comme un fléau de plus dans l’histoire cosmique.

Anti-spiritualisme : Etant donné la grande confusion régnant autour des différents mouvements mystico-spirituels, ils sont souvent amalgamés à une vague hédoniste. S’il est vrai que certains mouvements spirituels confondent la recherche transpersonnelle et la régression prépersonnelle : dérives sectaires apocalyptiques, sacrificielles, tribales, orgiaques etc. ; s’il est aussi vrai que ces dérives sont cohérentes avec les idées régressives véhiculées par la société actuelle de consommation, il n’en demeure pas moins que certaines pratiques se diffusant dans la société accompagnent positivement l’éveil de l’homme contemporain. Nous pensons au développement des pratiques méditatives et énergétiques tels que le Yoga ou le Qi Gong, centrés sur la redécouverte d’une nécessaire vie spirituelle intérieure.

  • Le paradigme holographique

Ken Wilber a produit son essai en pleine période d’enthousiasme pour les découvertes de la nouvelle physique. Nous pensons aux théories holographiques, à la formalisation des figures fractales, à la modélisation numérique naissante permettant de visualiser les attracteurs étranges et les figures du chaos déterministe. Les vulgarisateurs ayant mal compris les théories de David Bohm sur l’ordre implié/implicite ou sur l’holomouvement semblent une fois encore tentés de réduire la réalité du niveau subtil de l’esprit à la réalité infime de la manifestation physique qui se situe dans le domaine des dimensions minimales de la physique quantique. On peut parler d’une nouvelle confusion Pré/Trans, basée sur la confusion entre l’Unitas et l’Alteritas, le minimum et le maximum, le point destination-source de l’évolution et le point d’éloignement maximum consécutif à l’involution.

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Les Trois yeux de la connaissance – partie III

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Om le Son originel – vue d’artiste

La cosmogonie de référence de Ken Wilber est manifestement d’inspiration hindouiste. Néanmoins, l’auteur parle d’une « philosophie éternelle » dont on pourrait dessiner les contours en dégageant les intuitions communes aux traditions de plusieurs époques et de plusieurs lieux. Citons Ken Wilber pour mieux comprendre la cosmogonie dont il se revendique :

Au « commencement » il n’y a que la Conscience en tant que telle, intemporelle, infinie et éternelle. Une ondulation est née dans cet océan infini, sans qu’on puisse en expliquer la raison par des mots. D’elle-même, elle ne pourrait se soustraire à l’infini, car celui-ci englobe toutes les entités. Cependant, cette ondulation subtile, s’éveillant à elle-même, oublie la mer infinie dont elle n’est qu’une expression. Elle se croit par conséquent séparée de l’infini, isolée, distincte.
Cette ondulation, très raréfiée est la région causale (niveau -5), le début même — aussi faible soit-il — de la vague de l’ipséité. A ce stade, elle est toujours très subtile, toujours « proche » de l’infini, toujours extatique.
Mais d’une certaine manière, elle n’est pas vraiment satisfaite, pas profondément paisible. Pour trouver cette paix ultime, l’ondulation devrait en effet retourner à l’océan, se dissoudre à nouveau dans l’infini radieux, s’oublier et se remémorer l’absolu. Pour ce faire, elle devrait mourir — elle devrait accepter la mort de son sentiment d’identité distinct. Or, cela la terrifie.
L’infini est tout ce à quoi elle aspire, mais l’épouvante qu’elle éprouve à l’idée de la mort nécessaire l’amène à rechercher l’infini par des moyens qui l’empêchent de le trouver. L’ondulation veut la libération et en même temps elle en a peur, elle arrange donc un compromis et un substitut. Au lieu de trouver la vraie Divinité, l’ondulation prétend être Dieu, cosmocentrique, héroïque, suffisante, immortelle. Non seulement c’est le commencement du narcissisme et de la bataille de la vie contre la mort, mais encore c’est une version réduite ou restreinte de la conscience, parce que l’ondulation ne fait plus un avec l’océan, elle essaie d’être elle-même l’océan.
Mue par ce projet Atman — la tentative pour atteindre l’infini par des moyens qui l’empêchent d’y parvenir, et qui lui imposent des gratifications de substitution — l’ondulation crée des modes de conscience toujours plus étroits, toujours plus restreints. Jugeant que le causal est moins que parfait, elle réduit la conscience pour créer le subtil (niveau -4). Trouvant en définitive, que le subtil n’est pas idéal, elle réduit une fois encore la conscience pour créer le mental (-3). Se heurtant à un nouvel échec, elle la réduit au plan pranique, puis au plan matériel, où, son désir d’être dieu s’épuisant, elle sombre dans un sommeil insensible.
[…]
L’objectif ultime de l’évolution — le mouvement de l’inférieur vers le supérieur — consiste à s’éveiller en tant qu’Atman, et donc à retenir la gloire de la création sans être forcé d’interpréter le drame de la souffrance du moi.

Concernant l’onde évoquée par Wilber, elle est à rapprocher du Son originel Om (), de l’arbre-éclair des Sephiroth dans la Kabbale ou encore du Verbe créateur dans la tradition chrétienne.

Nous pouvons également rapprocher la dichotomie évolution/involution de Wilber des yuga de l’hindouisme, de l’eschatologie judéo-chrétienne, des intuitions néoplatoniciennes de Nicolas de Cues sur le sens cosmique du Devenir, et plus généralement de toutes les spéculations ayant en commun de prédire à l’humanité une destinée divine.

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modèle cosmogonique de Nicolas de Cues (1401-1464)

Fort de cette interprétation, Wilber s’appuie sur un schéma supplémentaire pour expliciter les mécanismes à l’oeuvre dans l’ascension du moi vers l’éveil spirituel.

Dans l’activité du moi, Wilber distingue ses mouvements verticaux (évolution vers un état de conscience supérieure ou, au contraire, involution/régression) de ses mouvements horizontaux qu’il appelle des translations et qu’il définit avec beaucoup de pertinence comme « des dérivés tangentiels de facteurs de transformation, c’est-à-dire des compromis de pulsions évolutives et involutives ».

Le moi se comporte comme un système et un ensemble de fonctions visant à observer le respect des grands principes garants de la vie. Parmi ceux-ci : les principes de persistance, de résonance et d’adaptation, notamment. Le soucis de respecter ces grands principes constitue le contenu de l’activité du moi. Le développement spirituel de l’individu reflète le niveau sur lequel le moi s’est attaché : moi pléromatique pré-natal lors de la gestation, moi corporel post-natal, moi syntaxique lors de l’acquisition du langage, moi symbolique lors de l’acquisition du culturel et du contextuel etc.

L’activité horizontale du moi peut être définie par la dichotomie préservation/altération. La préservation consiste à consolider la structure sur laquelle le moi s’est établi. L’altération répond à un principe d’activité nécessaire au réajustement permanent et à l’adaptation vis-à-vis d’un environnement en perpétuel changement. La dichotomie préservation/altération constitue une dialectique dont l’un des enjeux est la pérennisation, et l’autre enjeu l’évolution. A ce titre, il faut distinguer deux types de préservation et deux types d’abandon :

  • La préservation dans son versant positif consiste à vouloir prolonger l’existence et est indissociable d’une aspiration et d’un élan de la personne vers un retour à l’Unitas (principe évolutif). On peut rapprocher cet élan de la notion chrétienne d’Agapè.
  • La préservation dans son versant négatif consiste en un attachement excessif à son identité et au poids excessif de l’instinct de préservation. C’est envers cet attachement excessif que les bouddhistes nous mettent en garde lorsqu’ils nous parlent du passage de l’ego par la mort symbolique pour se hisser sur des  structures de conscience de niveau supérieur. On peut parler d’une renaissance du moi, d’une élévation vers des niveaux plus saturés d’Être. Cette renaissance a pour corollaire le deuil de l’ego envers ce qui l’attache de façon excessive à son état de développement présent, dans une logique de relativisation plutôt que de reniement.

De la même façon, il existe un versant positif et un versant négatif à l’abandon. Il ne faut donc pas confondre le deuil nécessaire – une sorte de petite mort – que doit mener l’ego pour évoluer vers des niveaux de conscience plus élevés ; avec l’anéantissement ou encore la pulsion de mort thanatos identifiée par Freud, qui constitue une aspiration à la régression, une pulsion mortifère, une involution, une chute en direction de l’Alteritas qui se situe, d’un point de vue  chronologique comme évolutionnaire, derrière nous.

Considérations sociales sur la base du modèle de Wilber

Cette distinction de Wilber entre les versants positifs et négatifs des deux notions respectives de vie et de mort, de préservation et d’altération, nous fait penser aux débats – à moitié légitimes, à moitié absurdes – qui opposent régulièrement les tenants de la conservation et les tenants du progrès au sujet des valeurs ou des normes sociales. Nous considérons, selon la grille de Wilber, que les deux camps ont à moitié raison et à moitié tort dans leurs idées et arguments. Ainsi, vouloir conserver les règles de fonctionnement sociales qui ont fait leurs preuves apparaît légitime, mais le camp progressiste n’a pas tort de revendiquer l’évolution de certaines de ces règles lorsqu’elles sont la source de souffrances ou d’injustices flagrantes. A contrario, les progressistes ont tort de considérer que le changement soit nécessairement bon et que l’on puisse rester sourds aux conservateurs les mettant en garde devant l’aspect illusoire ou même contre-productif de certains changements.

Prenons l’exemple simple et bien connu de la libération sexuelle de l’après-guerre. Lorsqu’un camp reproche à l’autre de maintenir la femme dans la soumission systématique à l’autorité patriarcale, il a en partie raison, mais aussi en partie tort lorsqu’il refuse d’entendre les avertissements du camp opposé quant aux risques de troubles psychiques induits par cette libéralisation des mœurs auprès des personnes les plus influençables ou les plus fragiles. Nous pensons en premier lieu aux enfants ou aux adolescents. Lorsque le camp conservateur reproche à l’autre de conduire une politique de déstructuration du noyau familial, il a en partie raison sur le constat et en partie tort de refuser toute émancipation de la femme au nom d’un tel danger, tout réel qu’il fût. Comble de l’ironie, les camps s’opposant pour des raisons à moitié bonnes et à moitié mauvaises opposent souvent au camp d’en face les mauvais arguments de leur cause, si bien que les querelles opposant les uns et les autres s’avèrent stériles et sans fin. Or si chacun raisonnait de façon plus nuancée en acceptant l’ambivalence du conservatisme et du progrès, une voie d’entente et de mise en mouvement commune serait possible, sauf que les passions s’en sont mêlées…

Ce schéma, nous pouvons aussi le décliner aux traditions. Les dépositaires des différentes traditions nous mettent souvent en garde face aux risques d’hérésies, de spéculations gratuites ou de manipulations de concepts en dehors de leurs contexte. Tout libre penseur peut se retrouver enchevêtré dans un bric-à-brac de pensées à force de pratiquer une philosophie à la carte dans laquelle il est le seul à se retrouver. Néanmoins, et même si ces approches en dehors des sentiers battus s’avèrent périlleuses et la plupart du temps infructueuses ; elles sont aussi le prix à payer pour retrouver ou garder vivant les intuitions premières des fondateurs de ces grandes traditions. Loin d’être un chemin de spéculation conduisant nécessairement à leur altération, la pensée libre s’autorisant le rapprochement analogique et l’interdisciplinarité est aussi cette opportunité pour les traditions de s’actualiser tandis qu’elles ont tendance à s’altérer dans le temps. On prendra pour exemple la religion chrétienne et ses dérives successives au cours de son histoire, conduisant à un dogmatisme apportant des réponses étonnamment précises ou catégoriques là où la suspension du jugement devrait constituer la règle…

Si l’homme est capable d’illumination au travers de ses trois yeux de chair, de raison et de contemplation, c’est aussi parce qu’il est à l’image de la Création, et donc capable de renouer avec le sens de celle-ci. A ce titre, Il faut croire en la capacité des hommes à discerner  l’universel du circonstanciel, l’évolution de l’involution, le juste du faux ; au-delà des écrans de fumées et des erreurs catégorielles se logeant dans les systèmes d’idées de chaque époque. La tradition et la Tradition s’inscrivent dans un jeu dialectique, et le sage authentique en est l’arbitre et le gardien. Ken Wilber aura contribué, à sa belle façon, à porter l’enjeu.

Pourquoi l’URSS ?

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Certains épisodes de l’histoire et du passé nous paraissent si stupéfiants et nous sont si étrangers qu’ils sont difficiles à expliquer. Pourquoi l’URSS ? Comment la Russie tsariste orthodoxe a-t-elle pu basculer aussi facilement dans le socialisme révolutionnaire et son désastre politique, culturel et humain ? Les écrivains russes de cette période nous apportent des clés d’explication. Nous tâcherons d’apporter un éclairage supplémentaire avec les réflexions de Thibault Isabel tirées de son essai A bout de souffle.

Fiodor Dostoïevski est un écrivain russe au diapason de l’âme de son peuple, tant dans ses aspects sombres que glorieux. Il a su prévoir et décrire la sanglante révolution socialiste dans son roman magistral Les Possédés. Au cœur de l’explication de Dostoïevski se trouve l’idée qu’il existe dans toute société des individus nihilistes, dont le contexte politique de la Russie de la fin du XIXe siècle va favoriser l’émergence et la montée sur l’échelle du pouvoir.

Avec Alexandre Soljenitsyne, nous accédons à une compréhension moins psychologique et plus sociologique. Dans son étude historique Deux Siècles ensemble, Soljenitsyne explique l’avènement du Grand Soir par l’existence d’individus bercés par les idéaux révolutionnaires de leur époque. La Révolution française et la Terreur faisaient d’ailleurs partie de leurs références. On peut qualifier le noyau dur de ces révolutionnaires de bas-clergé universitaire, trop enseigné pour être assimilé au peuple mais pas assez éveillé pour accéder à la hauteur de vue nécessaire à la conduite du changement.

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17 juillet 1918 : l’assassinat de Nicolas II et de la famille impériale russe par la fange révolutionnaire

La réussite d’un projet politique, a fortiori révolutionnaire, semble difficile à concevoir sans l’adhésion d’une partie de l’opinion et des consciences. Or, il semble bien que les idées révolutionnaires aient non seulement fait leur chemin dans la société russe de l’époque, mais qu’elles aient suscité des vocations.

Dans son essai A bout de souffle , Thibault Isabel propose une explication supplémentaire basée sur un regard critique de la civilisation chrétienne, de ses présupposés et de ses fondements. Dans leur rapport à un Dieu transcendant, les monothéismes développent une vision absolutiste qui a tendance à placer les croyants dans une situation de soumission de leur volonté au corps sacerdotal dépositaire de la foi. Les monothéismes privilégieraient la tentation fanatique à l’exercice du libre arbitre. Si la société russe a aussi facilement basculé dans le Grand Soir révolutionnaire, ce pourrait être parce que l’on peut facilement substituer un horizon eschatologique à un autre aux yeux du croyantpour peu que cet horizon s’articule selon des schémas de pensées qui lui sont familiers. Rien ne ressemble plus à un absolutisme qu’un autre absolutisme.

La nouvelle Russie a certainement acquis, au prix fort de son histoire, une conscience aiguë du risque totalitaire et de ses conséquences. Est-elle pour autant immunisée ? La société russe retrouve un certain engouement pour la foi chrétienne orthodoxe et semble renouer avec certains traits permanents de son histoire, comme son régime politique basé sur la personnification du pouvoir. Nous jugerons l’arbre à ses fruits.

L’Univers Omnijectif

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Réflexions avec Ilya Prigogine, physicien et chimiste belge d’origine russe (1917-2003). Prix Nobel de chimie (1977)

La dichotomie objectif/subjectif est un classique de la philosophie, je me contenterai d’en faire un aperçu rapide afin d’exposer par la suite la thèse originale d’Ilya Prigogine.

Objectif et subjectif : la dichotomie classique

Il existe deux approches communes de la dichotomie objectif/subjectif. La première consiste à opposer ce qui n’est valable que pour moi à ce qui est valable pour tous. La deuxième consiste à opposer ce qui existe en soi et ce qui existe selon moi. Si l’on considère que l’objectivité du scientifique ou du philosophe est un effort d’observation, de réflexion et de formulation pour se rapprocher de la vérité à partir de son point de vue particulier, alors son travail vise à l’objectivité, sans qu’il puisse s’affranchir totalement de sa propre subjectivité. Cette subjectivité, nous pouvons la situer sur deux plans : la subjectivité individuelle du chercheur et la subjectivité inhérente à toute pensée humaine circonscrite dans les catégories de son entendement, de sa conscience, de ses facultés et de ses sens. On peut parler d’objectivité de la connaissance lorsque les énoncés formulés sont universellement reconnus comme vrais (rejoignant en cela le sens commun attribué à l’objectivité), tandis que celle-ci reste en dernière analyse relative aux catégories de l’entendement humain. On peut dès lors parler de « subjectivité objective » pour la démarche du philosophe et de l’homme de science, ce qui nous conduit à rappeler la distinction entre la réalité et le Réel. Le Réel existe indépendamment de notre connaissance. Quant à la réalité, elle désigne notre rapport au Réel.

Ilya Prigogine et la matière qui voit

Plutôt que d’opposer l’objet au sujet, nous pouvons développer avec Ilya Prigogine un nouvel antagonisme entre la matière qui voit et la matière qui est aveugle, et généraliser le propos en opposant ce qui voit à ce qui est vu. Lorsque la matière est active elle voit, et lorsqu’elle est passive elle est aveugle. De façon plus nuancée, l’activité d’un système reflète la qualité de sa vision.

Prigogine considère que sous certaines conditions, la matière commence à voir. Lorsqu’en tant qu’ensemble structuré elle est en situation de déséquilibre, la matière doit trouver une configuration originale permettant de concilier son intégrité avec les tensions générées par l’environnement, ou même son activité interne. Citons Prigogine dans La Fin des certitudes :

Il y a des éléments originaux dans la vie par rapport à la matière, et dans la conscience par rapport à la vie. Mais il faut un élément commun : toutes les activités doivent pouvoir se déployer dans une même direction temporelle. Le temps est à la fois ce qui fait l’unité de l’Univers et sa diversité (…) C’est grâce aux processus irréversibles associés à la flèche du temps que la nature réalise ses structures les plus délicates et les plus complexes. La vie n’est possible que dans un univers loin de l’équilibre (…) A l’équilibre la matière est aveugle, alors que loin de l’équilibre elle commence à voir (…) On pourrait se demander pourquoi il a fallu tellement de temps pour arriver à une formulation des lois de la nature qui inclue l’irréversibilité et les probabilités. L’une des raisons en est certainement d’ordre idéologique : c’est le désir d’accéder à un point de vue quasi divin sur la nature. Que devient le démon de Laplace dans le monde que décrivent les lois du chaos ? Le chaos déterministe nous apprend qu’il ne pourrait prédire le futur que s’il connaissait l’état du monde avec une précision infinie. Mais on peut désormais aller plus loin car il existe une forme d’instabilité dynamique encore plus forte, telle que les trajectoires sont détruites quelque soit la précision de la description (…)

Prenons l’exemple des cellules de Bénard. Dans un volume d’eau soumis à un fort gradient de température (typiquement : de l’eau portée à ébullition), des cellules de convection apparaissent de façon spontanée. Si dans un premier temps la chaleur est absorbée et évacuée individuellement par chaque molécule vers son environnement (c’est-à-dire le reste du volume d’eau), des cellules de convection finissent par émerger au sein de ce volume, manifestant une corrélation à longue portée et une harmonie de mouvement entre molécules, passant spontanément d’un comportement individuel et chaotique à un comportement de groupe. On parle de figure émergente.

Dans les cellules de Bénard comme dans tout système porté loin de son point d’équilibre de façon brusque ou violente, tout se passe comme si les molécules d’eau voyaient leur environnement, se voyaient les unes les autres pour se coordonner dans un soucis simultané de convection calorique et de maintien de leur intégrité. A l’état d’équilibre et dans un environnement globalement tiède, ces molécules sont aveugles à leur environnement. A l’occasion d’un déséquilibre brusque, elles commencent à percevoir.

De façon similaire, les électrons d’un conducteur, lorsqu’ils sont soumis à une tension, passent d’un mouvement vibratoire aléatoire et chaotique autour des noyaux de l’atome à un mouvement d’ensemble que l’on appelle le courant électrique.

Tout ce qui est au repos est aveugle et tout ce qui vit sous la variation de son environnement développe et acquière une vision. C’est l’intelligence et la conscience qui sont aiguisées par le besoin d’appréhender les dangers dont il faut se soustraire. C’est la plante qui perçoit son environnement afin de s’accaparer les ressources lui permettant de subsister et croître. Plus généralement, c’est l’activité vitale visant à se perpétuer dans un environnement incertain.

Si l’on prend appui sur les considérations d’Ilya Prigogine, la dichotomie objectif/subjectif s’apparente plus à un formalisme de la raison qu’elle ne révèle une quelconque essence du Réel. A quelque échelle où l’on se situe, l’objet est un autre sujet. Ce qui se donne à la vue possède également la capacité, actualisée ou en latence, de voir. Ce qui voit est incarné dans ce qui, par ailleurs, peut être vu. Les molécules d’eau sont capables de se voir et d’entrer en harmonie de mouvement. La plante est capable d’identifier son environnement, elle a développé une conscience de soi que l’on peut déjà qualifier d’identité.

Tout ce que l’on peut percevoir comme objet est sujet en puissance ou de façon actualisée. En ce sens, l’univers est omnijectif.

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L’Oeil par lequel Dieu nous voit, est le même que celui par lequel nous Le devinons

Perspective inversée, mimêsis, représentation

Dans son essai La Perspective inversée et L’Iconostase, Pavel Florensky fait l’analyse des règles de perspective en usage dans l’histoire des arts d’Europe. Elle sera l’occasion de parler de l’iconographie traditionnelle et de se pencher sur les autres formes de représentations artistiques.

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Icône de l’Annonciation selon les canons de l’iconographie traditionnelle

L’usage de la perspective inversée, du polycentrisme ou de la perspective de valeur a eu longtemps cours dans l’Europe médiévale et byzantine. Ces procédés étaient au service de la représentation symbolique et  de l’imagerie chrétienne. Le lent glissement vers la perspective linéaire, opéré à partir de la Renaissance, est à rapprocher de la redécouverte des modes de représentation de l’Antiquité et des canons esthétiques gréco-romains mettant l’accent sur l’harmonie des dimensions et le respect des lois géométriques dans la représentation.

Du point de vue de la représentation religieuse traditionnelle, cette révolution esthétique constitue une émancipation des règles qui unifiaient la forme de l’icône à son fond. Elle a induit une explosion créatrice et une exubérance artistique positive pour le renouvellement des arts. Pourtant, les détracteurs de cette nouvelle forme de représentation ont objecté que le recours à la perspective linéaire ait aussi induit une désacralisation de l’icône, assujettie dès lors aux lois communes du monde plutôt qu’elle ne les transgresse au nom d’une réalité supérieure à révéler. L’icône s’est vue déposséder de sa force symbolique et de sa charge de mystère, elle n’est plus cette fenêtre ouverte sur un Transcendant.

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l’Annonciation (vers 1430) de Fra Angelico. Peinture effectuée à une période charnière où coexistent la redécouverte des règles de perspective linéaire et les sujets religieux traditionnels

En respectant les lignes de fuite et les proportions des objets d’une scène tels qu’ils sont perçus par le regard neutre de l’observateur, la perspective linéaire apparaît comme un progrès  de la représentation qui relègue les formes antérieures au rang d’art naïf. Pourtant, si l’on accepte l’idée qu’une œuvre réussie n’est pas la production du plus parfait des trompe-l’œil et que l’œuvre d’art n’a pas vocation à reproduire le monde de façon photographique, le non-respect des règles de perspective linéaire prend un tout autre sens. L’observateur d’une œuvre réalisée selon la perspective inversée n’est plus neutre, maintenu à distance spatiale et émotionnelle en dehors de la scène, mais comme immergé dans celle-ci par un jeu d’abolition des apparences. L’inversion de perspective, et avec elle le polycentrisme consistant à attribuer un point de fuite propre à chaque objet clé de la scène, permet de révéler une réalité que le strict respect des dimensions aurait tendance à maintenir occulté. Cette transfiguration ne s’inscrit donc pas dans une conception naïve et enfantine de la représentation, mais plutôt dans une intention de révélation de la nature véritable de ce qui est représenté.

Le strict respect de la perspective linéaire et des proportions des sujets d’étude a trouvé son apogée au 19ème siècle dans l’art académique, que l’on a aussi appelé péjorativement l’art pompier. Cette forme de représentation, remarquable selon l’aptitude de l’artiste à photographier son sujet, constitue un point d’apogée de l’éloignement des œuvres avec toute forme de subjectivité. Comme un mouvement de balancier, les artistes européens ont ensuite rompu avec cet académisme imposé, non pas en renouant avec l’art religieux traditionnel mais en prenant le chemin inverse par l’exaltation des émotions intérieures. Après avoir été désacralisé par un art figuratif allant au terme de son mouvement, le monde est à nouveau enchanté par l’artiste, sa vision onirique et fantasmagorique.

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La gare de Perpignan (1965) de Salvador Dali. Tout le génie surréaliste dans une oeuvre

Il y a indéniablement quelque chose de touchant dans la représentation naturaliste : les œuvres de Delacroix, les nus classiques d’Ingres ou de Courbet nous en sont témoins. Néanmoins il s’agit d’une beauté et d’une émotion où toute référence à des arrière-mondes a été lentement reléguée. Le monde est beau en soi, dans toute son immanence, et c’est ainsi qu’il faut le représenter. Il y a également quelque chose d’émouvant dans la représentation néoclassique refondée sur les canons esthétiques de l’Antiquité, mais la question du Beau se posait en des termes différents dans le monde antique. En effet, la querelle sur la place des arts dans l’activité humaine gravitait autour de l’idée de mimêsis, d’imitation et de ressemblance. De quel monde et de quelle réalité les arts devaient-ils se faire la représentation ?

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La Fornarina (1518-1519) de Raphaël. Le talent au service de l’émotion esthétique pure

La querelle iconoclaste a agité l’Europe chrétienne du Moyen-Age. Elle en est sortie par le recours à l’imago dei. L’iconographie est l’expression symbolique d’une transcendance venant jusqu’à l’homme par le miracle de l’Incarnation, tandis que les arts néoclassiques placent l’homme au foyer d’un cosmos immanent. Ces deux formes d’arts se construisent sur deux horizons ontologiques distincts, ce qui n’enlève rien à leurs qualités respectives mais permet de comprendre ce qui les fait clairement se distinguer. À ce titre, la représentation religieuse exécutée selon les règles de la perspective linéaire possède une puissance suggestive moins grande que les icônes traditionnelles puisqu’il n’y a plus cette symbiose entre intention, fond et forme.

Le strict respect des règles de la perspective linéaire est un moyen parmi d’autres au service de la représentation. Si ce constat peut paraître trivial et convenu aujourd’hui, il faut être conscient du contexte dans lequel Pavel Florensky a produit sa réflexion. Nous étions alors dans les années 1920, au lendemain de la Révolution soviétique, et le nouveau régime réactualisait la sinistre pratique de l’autodafé afin de substituer l’art officiel à l’art sacré.

La représentation linéaire ne constitue pas une méthode ultime et indépassable, et toute autre forme de représentation n’est pas le fait d’artistes naïfs ou méconnaissant. Chaque courant esthétique définit une forme originale au service d’une intention et d’un fond.