Les gnostiques, les Sans Roi

Pacôme Thiellement

Dans La Victoire des Sans Roi, les réflexions de Pacôme Thiellement virevoltent, elles sont exubérantes et inspirées, parfois sophistiquées. Et puisque c’est dans les détails que se loge le Diable, ce copain-comme-cochon du Démiurge…. eh bien plongeons-nous dedans !

Sans Roi, c’est cet autre nom attribué aux gnostiques se faisant les témoins de la véritable divinité, celle qui est ineffable et sans pouvoir dans le monde. Les Sans Roi ont un visage et un nom : Marie de Magdala, le secret amour de Jésus ; le poète Rûmî, le gnostique Basilide, l’écrivain William Blake. Et Pacôme d’ajouter : David Bowie, Franck Zappa, John Lennon.
Alors c’est vrai, j’aime beaucoup Bowie… mais impossible pour moi de l’assimiler à un poète soufi ! Franck Zappa en a sorti des bonnes et des impayables oui, c’est vrai… mais je ne le comparerais pas à un mystagogue du temps des premiers chrétiens ! Quant à John Lennon, il avait la réputation d’être un sale con violent avec les femmes, ça devrait suffire pour en finir avec la figure christique qu’on lui a vite établi. Lennon était plus certainement en phase d’inflation psychique lorsqu’il fut assassiné par un fou de Dieu, et la légende fut scellée.
Alors non, non, non Pacôme, j’ai beau tourner l’idée dans tous les sens, mettre sur un même pied les gnostiques et les figures marquantes de la pop cultur de ton enfance, dans ma tête c’est… does not compute !

 » John Lennon dira à Maureen Cleave, en mars 1966 : « Le christianisme s’en ira, se dissipera, rétrécira. Aujourd’hui, nous sommes plus grands que le Christ. Jésus était très bien, mais ses disciples étaient épais et ordinaires »

Les Pères de l’Eglise s’étaient fixés pour mission d’établir une frontière entre les bons chrétiens (les futurs catholiques) et les mauvais chrétiens (les gnostiques), les bons Evangiles (synoptiques) et les mauvais Evangiles (apocryphes), la bonne compréhension de la parole de Jésus (catholique exotérique) et sa compréhension mauvaise (gnostique ésotérique). On comprend le souhait des Pères de l’Eglise de construire un christianisme cohérent depuis la figure de Jésus, comme le firent d’autres courants gnostiques. On comprend moins ce désir d’établir un monopole sur sa parole au risque d’employer des moyens que Jésus lui-même aurait combattu.
Attribuer le qualificatif de Seigneur à Dieu, par exemple, c’est prendre le risque de le confondre avec le Démiurge, cette puissance du Ciel inférieur qui désire notre ferveur exclusive contre ses bons services : rachats en tout genre, réduction de délais des mises au piquet, rémission des péchés contre promesse qu’on ne nous y prendra plus. Avec les Pères de l’Eglise, nous sommes déjà loin de l’exemple des Pères antérieurs, ceux qui méditaient dans le silence du désert. Irénée de Lyon, nouveau pharisien ?

« Evêque du IIème siècle, Irénée de Lyon ajoute dans sa somme Contre les Hérésies que Simon a précédemment « acheté » sa femme dans un bordel de Tyr. Cette femme, c’est Hélène, qui accompagne Simon dans tous ses périples et que ce dernier présente comme la Grande Pensée De Dieu : symbole de l’âme jadis captive dans la matière et désormais libérée de l’esclavage des mauvais anges.
« Leurs mystagogues vivent dans la débauche, et d’autre part, s’adonnent à la magie » écrit Irénée, qui est le premier à présenter les concurrents de l’Eglise chrétienne comme une bande de priapiques baisant comme des lapins »

Dans sa volonté de jeter l’anathème sur les dissidents de l’Eglise, ces Pères ne se privèrent pas de procès hâtifs. On avait fait à Simon le Magicien une réputation d’usurpateur ; le prophète Mani – à qui l’Eglise attribua le mal-nommé manichéisme – ne concevait pas l’existence terrestre en noir et blanc mais au contraire comme un moment de rencontre et de mélange de la nuit et de la lumière, de l’esprit et de la matière. Mani admettait la possibilité d’une médiation et d’un dialogue pour toute rencontre, il était un prophète de la nuance.
Ironie du sort, c’est l’Eglise qui s’est éloignée de la pensée subtile de Mani en recourant à la scolastique et à la dogmatisation, bien commodes pour tracer la frontière entre les « bons ceci » et les « mauvais cela ». Elle développa le principe du tiers-exclu, ce schéma de pensée qui permit de justifier plus tard l’hégémonie et l’ingérence de l’Occident. « Hors de l’Eglise, point de salut ». « Soyez avec nous ou vous serez contre nous »… on connait la musique et on connait la suite.

Le prophète Mani (IIIème siècle après J.-C.)

« La stratégie promotionnelle du christianisme primitif reste la base de toute la politique extérieure occidentale à ce jour, de la colonisation au « devoir d’ingérence » ou à la « politique des droits de l’homme ». Et elle peut être résumée ainsi : non seulement les autres pays sont politiquement arriérés, mais ils démontrent que notre système est le seul universel et cela exige que nous le leur imposions par la force »

L’Eglise ne fut malheureusement pas la seule à s’éloigner de la vision nuancée de Mani. Les cathares, bien que les premières victimes de l’Inquisition, avaient une conception sans joie de l’existence terrestre. On peut déplorer le sort injuste qui leur fut fait, mais leur statut de victime de l’histoire tend à donner une vision romantique de leur véritable mode de vie. Pour les cathares, l’existence terrestre était une prison dont il fallait se libérer pour trouver dans un Arrière-monde une issue à la souffrance. Et pourtant, il est possible que les épreuves de l’existence soient nécessaires pour nous inculquer – hélas dans la douleur – ce que nous ignorons encore de notre sagesse précédemment acquise. Amor Fati.

« Les Cathares vivaient dans le Royaume. Ils avaient réalisé le projet de Jésus et, quel que fut l’atrocité de leur extermination, il faut imaginer qu’ils n’en ressentirent pas la violence de la façon dont nous pouvons la ressentir. Ils n’eurent pas peur de l’ennemi qui se dresse devant eux et, ayant vaincu toute parole terrestre, ils savaient qu’ils iraient dans le lieu où il n’y a ni autorité ni tyran. La frontière entre les mondes étant dissipée, le passage de la mort ne pouvait sans doute pas les atteindre comme il pouvait effrayer un monothéiste ou un athée »

Si l’existence de règles, de cadres et de lois est immoral en soi, alors il ne serait pas moral de s’y conformer. Mais si les lois et les grands principes sont une donnée du cosmos, alors il serait vain de vouloir situer notre action en dehors de ce cadre prédéterminé, ni bon ni mauvais mais plus simplement… qui est.
Plutôt que maudire le temps et tourner d’emblée notre regard vers l’éternité, vaut-il mieux accepter la partie que nous avons à jouer au coues de l’existence. Plutôt que maudire le karma en lui attribuant un nom expiatoire et les pensées mauvaises d’un Démiurge, vaut-il mieux accepter ce grand principe de causalité qui, quoi que l’on fasse, finit toujours par s’imposer à nous.
Mener un combat pour s’affranchir de toute nécessité serait, si celui-ci était en réalité perdu d’avance, la meilleure façon de nous jeter dans le désespoir, les désillusions, c’est-à-dire dans les bras du Diable tant honni. Vertu du non-agir.

« Pour un disciple du Sauveur, ce monde est une prison de mort dans laquelle le Démiurge nous a enfermés.
[…] Tous les adversaires du christianisme primitif pensent que « la vie sur Terre est mauvaise ». Cela ne nous ôte pas toute responsabilité dans nos misères, mais cela déplace celle-ci. Notre responsabilité vient du fait que nous puissions accepter le caractère inacceptable de ce monde »

J’avais prévu une chute désopilante dans laquelle j’aurais cultivé mon image de celui à qui on ne la fait pas, parce qu’avec Pacôme, on a parfois l’impression que… tout le monde il est gnostique ! Et puis ça m’a gonflé.
Même si j’aurais des réserves sur l’ancienne vie rêvée des cathares, même si j’aurais des réserves sur une victoire prochaine des Sans Roi, même si j’aurais des réserves sur les visages à qui Pacôme prête ce nom… je le remercie pour son ouvrage plein de cet espoir dont nous avons tous besoin.  


Chère Anna

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Anna de Noailles (1876-1933)

Chère Anna, tu as demandé au cosmos de se pencher sur toi comme tu t’es penchée sur lui pour l’embrasser. Ce vœu, tu l’as aussi adressé aux éléments qui t’ont relié à lui : au jardin féerique de ton enfance, à l’horizon sur le Léman, aux campagnes de l’Île de France, aux hommes.

J’écris pour que le jour où je ne serai plus
On sache comme l’air et le plaisir m’ont plu,
Et que mon livre porte à la foule future
Combien j’aimais la vie et l’heureuse Nature.

Chère Anna, la nature est belle en elle-même, mais combien sommes-nous à le savoir ? Tu nous a révélé sa majesté, à moins qu’elle ne soit majestueuse du regard que tu as posé sur elle ? Est-ce la nature que nous aimons à travers toi, ou bien est-ce toi que nous aimons à travers les descriptions habitées que tu as su en faire ? Ton talent fut de nous faire aimer les deux conjointement alors que sans toi et, c’est vrai, en l’absence d’un petit poète en nous pour te faire écho, nous croiserions l’une et l’autre avec l’indifférence de notre regard placide et désabusé.

Attentive aux travaux des champs et des maisons,
J’ai marqué chaque jour la forme des saisons,
Parce que l’eau, la terre, et la montante flamme
En nul endroit ne sont si belles qu’en mon âme !

Chère Anna, tu as eu le courage d’aimer et d’accepter la souffrance découlant de ce choix. Rien de plus simple que de renoncer aux élans de l’amour pour se satisfaire d’un confort benêt. L’amour et le bonheur sont-ils conjointement possibles ? Durablement possibles ? Seulement possibles ? Oui… parfois, éluderais-je.  A ces questions, tu as apporté une myriade de réponses plutôt qu’une seule qui soit catégorique, définitive et donc décevante. Tu as accepté de mettre ton cœur à nu et à vif pour te livrer aux vérités de l’amour et aux mensonges mondains. Qui dit vrai ? Qui ment ? Est-ce celui ou celle qui n’a pas tout dévoilé au nom du devoir supérieur de bienveillance envers son bien-aimé ou sa bien-aimée ? Est-ce celui ou celle qui livre tout et ne cache rien au nom d’une transparence virant à l’obscénité ? Plus rien n’est simple, et les esprits les plus raisonnables auront tôt fait d’y perdre la raison. Si nous sommes ici-bas pour apprendre, tourner le dos à l’amour constitue une faute. S’y livrer pour mener bataille un devoir.

J’ai dit ce que j’ai vu et ce que j’ai senti,
D’un cœur pour qui le vrai ne fut point trop hardi,
Et j’ai eu cette ardeur, par l’amour intimée,
Pour être après la mort, parfois encore aimée.

Chère Anna, il est écrit dans les Évangiles que toute demande sera exaucée si elle est sincère. Bien sûr, tu n’étais pas chrétienne. La rédemption pour cause de faute originelle t’était une idée étrangère, avec raison je crois. Si la douleur est indissociable des plaisirs de l’existence, alors il faut se rallier au mysticisme païen dont tu fus la porte-parole malgré toi. Mais comment expliques-tu cet élan gratuit faisant répondre positivement un homme du futur à ton appel ? De quelle gratuité cet élan est-il le nom ? Et s’il s’agissait de cet amour inconditionnel dont nous parle les Évangiles ? Inconditionnel mais centré sur ta personne, me répondras-tu. Il se dit dans les milieux gnostiques que Jésus lui-même avait une favorite parmi ses fidèles. Marie-Madeleine, treizième apôtre ? Un amour impersonnel est-il envisageable ? Tu as aimé la nature mais ne l’as-tu pas toi-même personnifiée pour en faire ses louange parfois naïvement ? Un amour personnel est-il à la hauteur de ce vers quoi peut nous hisser ce sentiment ? Tu as aimé les hommes mais ne les as-tu pas toi-même idéalisés, au risque de rabaisser un si grand sentiment au seuil de la seule passion ?  Foin de philosophie.

Et qu’un jeune homme, alors, lisant ce que j’écris,
Sentant par moi son cœur ému, troublé, surpris,
Ayant tout oublié des épouses réelles,
M’accueille dans son âme et me préfère à elles…

Chère Anna, je suis d’une époque où les hommes et les femmes se tutoient, même lorsqu’ils ne sont pas amants. Toi qui fut d’une lignée aristocratique dont ton époque portait encore les repères ; toi qui appartenait en chair et en esprit à cette aristocratie qui fut balayée par les idées de progrès et d’émancipation que, par bonté et peut-être aussi par candeur, tu appelais de tes vœux… pouvais-tu imaginer que ton oeuvre tomberait dans l’oubli et l’indifférence à la faveur de la démocratisation des sensibilités, c’est-à-dire de leur épaississement jusqu’à la grossièreté ? Aujourd’hui, tu sais, la poésie que tu chéries tant est devenue un petit univers rempli de semi-habiles pérorant à huis-clos. Si, de ton temps, la poésie était une production aristocratique s’adressant au plus grand nombre, elle a désormais coupé tout lien avec le Sacré et conjointement avec les masses qu’elle maintenait à son contact. Mais puisque j’ai la faiblesse de croire en l’universalité et en l’éternité du Beau, l’éclipse de ton oeuvre ne devrait être que temporaire, et le temps de la fausse lumière est compté pour ceux qui ont continué à produire en acceptant de se plier aux idées mortifères de l’air du temps : la déconstruction, le nihilisme, l’errance, la honte de soi.

Chère Anna, ta postérité sera-t-elle ta reconnaissance ? J’ai l’insigne honneur de faire partie de ceux qui, selon tes vœux, sont capables de te reconnaître et de t’aimer. Tu as survécu et tu survivras.

En savoir plus avec la thèse de Marie-Lise Allard :

 Anna de Noailles, entre prose et poésie

Emil Cioran

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Emil Cioran (1911-1995)

Emil Cioran est un mystique à sa façon. Lorsqu’il a pris la plume pour coucher ses aphorismes dans Syllogismes de l’amertume, c’est pour nous signifier que l’écriture ne sert à rien, ou à si peu. Si l’on tombe d’accord avec l’ami Cioran sur le constat, que répondre ? Devant ce paradoxe, un commentaire est-il seulement envisageable ?

Dépouiller la littérature de son fard, en voir le vrai visage, est aussi périlleux que déposséder la philosophie de son charabia.

Il est courant de constater que plus un texte est long, moins il est bon. La nature répond au principe d’économie, il devrait en être de même pour la littérature, cette forme d’expression de la vie des idées. Le meilleur des textes ne devrait jamais contenir un mot supplémentaire qu’en tant que de besoin pour ce qu’il entend signifier. Emil Cioran nous prévient : la philosophie, les systèmes de pensées, versent souvent dans le trop-plein de mots et tournent au verbiage. Tout système de pensée exhaustif fait aveu d’échec par son exhaustivité même.

La poursuite du signe au détriment de la chose signifiée ; le langage considéré comme une fin en soi, comme un concurrent de la « réalité », la manie verbale, chez les philosophes mêmes ; le besoin de se renouveler au niveau des apparences ; – caractéristiques d’une civilisation où la syntaxe prime l’absolu, et le grammairien le sage.

S’il fallait selon ce point de vue établir une hiérarchie de tout ce qui s’écrit alors la philosophie – ainsi que les sciences et les humanités – feraient partie des écrits de l’adolescence de l’âme, où celle-ci fait l’expérience des premiers émois de la pensée qui s’ouvre et se structure. Le philosophe ayant passé sa vie à construire un système complet n’aurait, à ce titre, pas su franchir ce premier âge de la réflexion. L’âme qui s’élève est censée retrouver la simplicité qu’elle avait tantôt quittée à la faveur de la fin des certitudes l’ayant conduit sur le chemin du doute et du questionnement.

Nos flottements portent la marque de notre probité ; nos assurances, celle de notre imposture. La malhonnêteté d’un penseur se reconnait à la somme d’idées précises qu’il avance.

Si la pérennité d’un texte reflète sa valeur, il faut bien constater que c’est l’aphorisme poétique qui a le mieux traversé les siècles et les millénaires. On pense aux textes bibliques, à ses paraboles et à ses psaumes ; aussi aux Gitas hindous et plus encore à l’antique Tao Te King, ce traité parmi les plus anciens et les plus profonds de la sagesse universelle. Par la simplicité et la fulgurance de ses aphorismes, on sent Emil Cioran s’approcher parfois d’une telle hauteur de vue.

Point de salut, sinon dans l’imitation du silence.

Cioran semble néanmoins assimiler la tragédie de l’existence au point de destination vers lequel celle-ci nous destine. Si la plénitude est le dépassement de tous les états de la pensée, alors elle ne saurait se réduire à cette lumière puissante mais exclusivement sombre qui éclaire ses intuitions. On ressent dans les considérations de Cioran comme un manque de cette pleine lumière sous laquelle un autre hymne est possible : celui dédié à la joie. Si l’optimisme béat maintient celui qui s’en contente à  la surface de l’existence, la posture de l’écrivain maudit se complaisant dans le tourment a-t-elle pour autant plus de sens ? Etait-ce le cas de Cioran ? Pas nécessairement, je me contenterai d’évoquer ce sentiment diffus à sa lecture.

Avec un peu plus de chaleur dans le nihilisme, il me serait possible – en niant tout – de secouer mes doutes et d’en triompher. Mais je n’ai que le goût de la négation, je n’en ai pas la grâce.

La littérature sert-elle à quelque chose ? Elle ne sert à rien, nous dit Michel Houellebecq dans la veine d’un Cioran. Les beaufs devant l’éternel se sont toujours instinctivement détournés de ce qu’ils considèrent comme un univers de vains jargonnages, de concours de postures. Ont-ils entièrement tort au regard des compétitions de petits egos auxquels se livrent parfois les écrivains de salon ou de plateaux télés ; voulant nous faire croire que c’est dans la littérature – c’est-à-dire dans leurs propres œuvres – que se loge la supérieure vérité des choses ? Assurément, Emil Cioran n’est PAS de cette race d’hommes.

Le « talent » est le moyen le plus sûr de fausser tout, de défigurer les choses et de se tromper sur soi. L’existence vraie appartient à ceux-là seuls que la nature n’a accablé d’aucun don. Aussi serait-il malaisé d’imaginer univers plus faux que l’univers littéraire, ou homme plus dénué de réalité que l’homme de lettres.

Et si la vérité au sujet de la littérature se trouvait quelque part entre la stupide évidence des uns et l’entourloupe sophistiquée des autres ? J’ai envie de croire que la littérature est cette béquille grâce à laquelle il est donné à tous les estropiés de la vie de réapprendre à marcher. Ceux qui n’ont pas ressenti l’envie ou le besoin de s’y aventurer ne s’engageront jamais dans cette entreprise faite de réflexion et d’effort, que l’on accomplit d’abord sur un texte pour ensuite la mener sur soi-même, selon une dynamique qui porte un nom et qu’on appelle parfois… la destinée humaine. C’est en cela que l’on peut encore accorder quelque crédit à la littérature. Et si l’un de ses grands buts n’est pas d’assurer une rente de situation à quelques philistins, mais bien de nous éduquer à vivre pleinement, alors il est possible de concevoir un dénouement heureux à une telle entreprise, même après la lecture des aphorismes pessimistes mais ô combien profonds – et salutaires pour la littérature et la civilisation de l’écrit – de Cioran.

 

Hank

buko_03Faut-il être né les deux pieds dans la merde pour souhaiter en sortir, n’ayant pas d’autre option que celle de la réussite ? C’est la question que se pose l’écrivaillon semi-habile en lisant Bukowski, et qui se rêve en auteur à succès. Réussir ou mourir… pour un Buko miraculé, combien sur le carreau ?…

Ne pas s’éterniser au fond de la merde, parce que même si la merde est une bonne école, on en connaît qu’elle a engloutis pour toujours.

– Contes de la folie ordinaire

Ah, qu’il est bon, le petit confort bourgeois qui nous maintient loin des galères, en même temps qu’il assoupit toute envie de se surpasser ! Face à l’adversité, tout le monde ne réagira pas avec l’énergie et l’humanité d’un Buko, tout écorché et désespéré qu’il fut dès les débuts de sa vie. Vu des quartiers tranquilles, tout ce petit monde grouillant de misère matérielle et morale – et dont Buko est issu -, se ressemble. Si Buko parle à tous ceux qui se reconnaitront dans sa chienlit, je crois pouvoir dire que les âmes véritablement bonnes sauront aussi trouver en lui un de leur semblable. La vie distribue ses cartes, heureux ceux qui sauront reconnaître les hommes capables de faire d’un tas de boue un peu d’or, c’est le signe qu’ils ne sont pas totalement perdus pour leur prochain !

Un être libre, c’est rare, mais tu le repères tout de suite, d’abord parce que tu te sens bien, très bien quand tu es avec lui.

– Nouveaux contes de la folie ordinaire

On dit souvent que le succès est le fait d’un malentendu. L’écrivain et son public se rencontrent dans la mesure de toute rencontre possible, un peu comme en amour. Comme dans un poème de Kipling, Buko a rencontré triomphe aprés défaite – ces deux mensonges – d’un même front. Le succès peut rendre con, il semble pourtant que l’ami Buko soit resté fidèle à lui-même, traversant l’existence comme un roc malmené mais comme un homme, envers et contre tout. Pas de revirement de vie, pas de rancoeur ni de revanche à prendre sur le reste du monde, mais peut-être une mélancolie pour toutes ces galères passées, indélébiles, que l’on peut lire dans ce regard de chien battu parfois volé par l’objectif.

un homme finit toujours par ne plus supporter la souffrance.

– Journal d’un vieux dégueulasse

Si le succès n’a pas changé Buko, c’est peut-être qu’au fond de son trou, il a trouvé le véritable trésor d’une vie réussie, la véritable source de toute joie : aimer, donner, exulter, s’enivrer, batailler ; ainsi que leur déclinaison à la portée des hommes et des chiens : baiser, jouir, se bourrer à en gerber, bastonner jusqu’à l’effondrement… et puis se relever. Vivre l’existence de façon pleine et entière, à sa propre façon.

Ta vie c’est ta vie, ne la laisse pas prendre des coups dans une moite soumission. Guette, il y a des issues, il y a une lumière quelque part, ce n’est peut-être pas beaucoup de lumière mais elle brise les ténèbres. Guette, les dieux t’offriront des chances. Connais-les, prends-les, tu ne peux pas battre la mort mais tu peux battre la mort en vie, parfois, et plus tu apprendras à le faire, plus il y aura de lumière. Ta vie c’est ta vie, sache-le pendant qu’elle t’appartient. Tu es merveilleux, les dieux attendent de se réjouir en toi.

– Le coeur riant

Lire Buko, c’est un peu vivre tout cela par procuration, tout en restant au milieu des trouillards engoncés dans leur petit confort dont Buko se moquait gentiment. Merci pour tout, l’ami.

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Charles ‘Hank’ Bukowski (1920-1994)

Le taoïsme face à l’éthique

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Calligraphie de « Songe d’une nuit tranquille » de Li Bai, poète du VIIIème siècle d’inspiration taoïste

Cet article fait suite à Taoïsme : une introduction

Dans notre introduction au taoïsme, nous avons présenté les grands traits de cette pensée tournée vers la contemplation.

Si le taoïsme et le confucianisme apparaissent comme deux écoles de pensées opposées, le rapport entre ces deux philosophies est historiquement plus nuancé. Dans les numéros 1 ainsi que 2 de la revue  en ligne Anaximandre, Thibault Isabel prend pour exemple deux figures emblématiques du confucianisme : Mengzi et Xun Zi. L’un comme l’autre s’appuient sur la pensée de leur Maître Confucius, mais selon deux éthiques distinctes.

Mengzi est plus proche d’une conception taoïste considérant que c’est le naturel en l’homme qui fonde sa bonté, tandis que la société est facteur de corruption. Xun Zi, quant à lui, défend la position contraire, considérant que c’est par l’éducation et le respect des règles sociales que l’homme développe sa  bonne nature tandis qu’à l’état naturel, il ne serait que calcul et convoitise vis-à-vis de son prochain. Il y a un clivage chez les confucianistes plutôt qu’un antagonisme entre une pensée-bloc taoïste et une pensée-bloc confucianiste.

Tchouang-tseu

Illustre figure du taoïsme, Tchouang-tseu est un peu le Diogène de la Chine antique. Anticonformiste radical se moquant ouvertement de Confucius et des confucianistes, de leur morale institutionnelle et rigide, il a développé une approche philosophique proche du cynisme. Confucius étant un élève de Lao Tseu, comme le relève l’histoire ou la légende, Tchouang-tseu considère qu’il en fut l’un des plus médiocres, dénaturant l’esprit du taoïsme. À ce titre, il s’accordait le droit de se moquer de Confucius et de dénigrer ses successeurs.

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Tchouang-tseu (Zhuangzi) : figure du taoïsme radical à la manière d’un Diogène. (IXème siécle av. J.-C environ)

Tout comme le cynisme, le taoïsme semble peu se soucier d’éthique appliquée. Le taoïsme de Tchouangt-tseu est teinté de misanthropie et d’une tentation pour l’érémitisme qu’illustre bien sa vie. Pourtant, les écrits et les poèmes de Tchouang-tseu  appartiennent à l’imaginaire collectif chinois, tout antisocial que fut son auteur.

Dans sa présentation du taoïsme, Marc Halévy reproche à la pensée confucéenne de transposer les règles du Ciel immuable à la vie des hommes, conduisant à simplifier et rigidifier ses règles. C’est effectivement ainsi que Confucius conçoit la politique lorsqu’il dit que « Gouverner par la vertu, c’est imiter la polaire immobile cependant qu’autour d’elle se meuvent les étoiles ». Pourtant, l’attitude taoïste contemplative dans le non-agir ne saurait pas plus conduire à la compréhension des mécanismes en jeu dans la relation sociale ! Dans un cas comme dans l’autre, on fait l’économie de l’étude psychologique d’une humanité qui, même si elle est animée par les forces fondamentales du cosmos, possède ses enjeux propres. C’est ce que relève Thibault Isabel dans la revue Anaximandre lorsqu’il commente le Zhengmeng, oeuvre majeure de Zhang Zaï :

Le Ciel désigne le principe de l’Etre ; or, ce principe nous engage lui-même á maintenir un équilibre entre le Ciel (l’aspect spirituel ou symbolique des choses), la Terre (leur aspect matériel) et l’homme (qui unifie les deux autres dimensions). Pour être en harmonie avec le monde, pour respecter la Voie du Ciel, l’homme doit bien par conséquent accepter de jouer son rôle spécifique au sein de l’unité cosmique : il doit équilibrer en lui l’idée céleste et la nature terrestre, pour que ses désirs et ses émotions, á partir de leur substance brute, prennent la forme plus élevée de l’humanité authentique, du cœur. Un homme qui prétendrait respecter le Ciel en se tournant exclusivement vers la sphère céleste, et négligerait la part naturelle et terrestre de l’existence, aurait tout simplement échoué á comprendre le Ciel qu’il affirme servir. Le Ciel est en lui-même dépourvu d’humanité, car il n’a pas d’émotions. Mais le Ciel (l’esprit) enseigne que la vie est au mieux quand la triade cosmique s’accomplit parfaitement : la Terre (la matière) est donc elle aussi sacrée, comme l’homme. Le saint doit sacraliser la Terre en lui, en reconnaissant la valeur de sa vigueur instinctuelle, et la raffiner á travers les symboles. Ainsi la Voie du Ciel est-elle consommée, dans l’équilibre que le sujet pensant et méditant fait naître en lui entre les deux polarités constitutives de la vie, synthétisées dans le troisième terme médiateur et dialectique qu’est son humanité.

Périodes tardives de l’Orient et de l’Occident : des écueils similaires

La Chine, tout comme l’Europe, a été traversée par nombre de crises culturelles au cours de son histoire. Si la Chine moderne est parvenue à sortir de la funeste expérience communiste du XXème siècle, c’est pour suivre l’Occident dans sa course à la production et à la puissance matérielle. Tout comme l’Occident, la Chine mobilise aujourd’hui tous ses moyens pour décrocher la croissance économique à tout prix, sans considération pour les conséquences sociales, écologiques ou simplement humaines de cette fuite en avant. La Chine a mis son pragmatisme séculaire au diapason de l’efficacité technicienne, tout comme l’Occident l’a précédée dans le mouvement au nom de l’omnipotence de l’homme sur son environnement. L’un comme l’autre sont finalement parvenus au même point de dénaturation de leur propre civilisation, impliquant un risque systémique sur une activité ne s’inscrivant plus dans aucun cadre ni horizon.

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Estampe de Qi-Baishi (XIXème siècle) : Le Chant du fleuve. Évocation du sage taoïste en prise et en harmonie avec la nature

Parmi les traditions antiques susceptibles de nous sortir de l’impasse, le cosmocentrisme de la pensée taoïste nous rappelle que, loin d’être la maîtresse du monde, l’humanité n’en est que l’un de ses aspects, tandis que la nature constitue le cadre de son existence. Terre, Homme, Ciel… l’actualisation de l’un des aspects du cosmos ne peut se faire au détriment ni dans l’ignorance des autres, mais dans un mouvement dialectique conduisant à leurs mutuelles réalisations. C’est le message du Dào.

Taoïsme : une introduction

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Le  Tao ou dào, en chinois  : « voie, chemin »

Selon le taoïsme rien n’est permanent, tout est évolution et mouvement. Seule la photographie du monde sur un temps court confère une illusion de permanence à l’esprit humain. Le Devenir précède l’Etre, et le monde est existence en son essence. Dans son essai sobrement intitulé Le Taoïsme, Marc Halévy reprend à maintes reprises l’image de la vague comme épiphénomène à la surface de l’océan. Ainsi en va-t-il de tout ce qui existe et vit : de la matière inerte aux existences humaines en passant par le monde végétal qui, de façon cyclique, se déploie et se retire au gré des saisons. Tout ne se déploie pas selon la même échelle de temps mais tout demeure éphémère,  impermanent devant l’éternité du Tao.

Qu’est-ce que le Tao ? Il est à vrai dire inutile de longuement spéculer sur sa réalité et sa nature. Par essence indicible et ineffable, échappant aux catégories de la raison humaine, la meilleure façon d’en parler est de nous mener jusqu’au point paradoxal au-delà duquel toute formulation échoue.

C’est selon cette démarche paradoxale que Lao Tseu approche le Tao dans le Tao Te King. Dans le Chapitre I, verset 1 (une traduction parmi d’autres) :

Le Tao nommé Tao n’est pas l’éternel Tao.

Le Nom nommé n’est pas l’éternel Nom

Sans Nom : origine de Ciel et Terre.

Avec Nom : mère des dix mille choses

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Lao Tseu – Illustration

Le sage taoïste conçoit le logos selon la trilogie Yin/Yang/Qi, dans une logique de complémentarité des contraires. Le Yin et le Yang permettent de saisir les nuances phénoménologiques lorsqu’on les associe selon les trigrammes du Yi King.

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Les trigrammes du Yi King, nuances phénoménologiques à trois niveaux (symboliquement des hommes, du ciel et de la terre) et sur la base des deux états Yin et Yang. A gauche : Leur disposition selon l’ordre dit du ciel antérieur, autour du Tai-Ji qui représente la complémentarité et la coïncidence des contraires au sein de l’Unité ou du « tao qui peut être nommé, et qui n’est [donc] pas le Tao » (Lao Tseu)

Pour le sage taoïste, l’action juste consiste à accomplir le juste geste au juste moment dans une réalité en évolution permanente.

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Le sage taoïste, à la recherche du geste juste et donc parfait, dans un monde en évolution permanente

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Les Trois yeux de la connaissance – partie I

wilber_04L’écrivain et philosophe Ken Wilber fait partie de la génération qui a vu naître les mouvements hippies et New Age des années 1960. Pourtant, Les Trois yeux de la connaissance représente plus qu’un simple bricolage syncrétique.

A l’appui de son ouvrage, Wilber convoque les traditions orientales telles que le Zen ou l’hindouisme, mais aussi la pensée chrétienne de Saint Bonaventure ou néoplatonicienne de Plotin. Sa réflexion s’est aussi enrichie des travaux de Freud, de Jung, de Piaget ou de Maslow dans les domaines de la psychanalyse et de la psychologie. Nous tâcherons d’exposer ses grandes idées ainsi que le modèle de science intégrale que l’auteur appelle de ses voeux.

Trois niveaux de réalité, trois yeux pour observer

Ken Wilber pose les premiers jalons de sa réflexion en s’appuyant sur la théologie de Saint Bonaventure qui, s’interrogeant sur les relations entre les trois Personnes de la Trinité chrétienne, opère la distinction entre les niveaux sensibles, intelligibles et transcendants de la réalité.

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En tant que réalité médiane dans l’ordre universel, la conscience humaine est dotée de trois yeux de connaissance : l’oeil de chair, l’oeil de raison et l’oeil de contemplation. Cette triple disposition de la conscience humaine, nous la tenons de notre constitution à l’image de la création.

L’avènement de la science moderne en Occident

Alors que les Grecs ont développé l’art de l’observation dans l’Antiquité, Ken Wilber note que l’Eglise chrétienne du Moyen-Age eut pour ambition  de systématiser son approche de la connaissance en ayant recours à la scolastique. L’émergence de la science moderne à la Renaissance apparaît comme un rejet de l’église et de son emprise sur les questions où elle n’a pas de légitimité à se prononcer. Les premiers pas de la science empirico-analytique se sont fondés sur un anti-idéalisme en réaction aux spéculations théologiques ne tenant aucunement compte des données tirées de l’observation, menant à des conclusions absurdes sans rapport avec la réalité qu’elles prétendent décrire. Les fondateurs de la science moderne tels que Galilée ou Kepler ont non seulement contribué à une compréhension plus juste des lois de la nature, mais ils ont aussi rendu service à la religion elle-même, invitée à se recentrer sur sa véritable vocation : ouvrir l’âme à la contemplation et à l’expérience religieuse plutôt que se discréditer avec des contre-vérités vouées à la relégation.

De la même façon que l’église a souhaité maintenir une compréhension exclusivement métaphysique sur les phénomènes, les rationalistes et les empiristes ont voulu réduire les phénomènes aux seuls niveaux de la conscience et de la matière. Cette attitude des empiristes explique, aujourd’hui encore, le paradigme scientiste dominant selon lequel « tout ce qui ne peut être mesuré ou observé n’existe pas ».

Fort de ce premier aperçu historique, Ken Wilber utilise sa thèse pour dresser une liste d’erreurs catégorielles et de glissements épistémologiques identifiables dans différentes théories et différents dogmes.

La science empirique et le scientisme

Lorsque l’approche empirico-analytique a raison d’affirmer que :

« La preuve empirique est la meilleure méthode pour obtenir des faits dans le domaine sensoriel »

elle se décrédibilise et dessert sa cause en allant jusqu’à postuler que :

« Seules les propositions susceptibles d’être vérifiées de façon empirique sont vraies. »

Les espoirs placés dans les sciences cognitives sont assez emblématiques de cette approche, par exemple lorsque les crédits de recherche sont alloués à l’étude du fonctionnement biochimique et électrique du cerveau humain avec la promesse de percer les secrets de la pensée du yogi.

Les sciences humaines et leur réductionnisme associé : le sociologisme

Les chercheurs en sciences humaines ont raison de considérer que :

« l’étude des sociétés humaines et des hommes en société est une méthode efficace pour mieux comprendre les enjeux spécifiquement humains lorsqu’il s’agit d’organiser la vie collective et individuelle de façon plus harmonieuse »

en revanche ils se décrédibilisent et desservent leur cause en allant jusqu’à supposer que :

« la vie des hommes est exclusivement réglée – ou devrait l’être – par des lois produites par les hommes à la lumière de leur raison »

Ce sociologisme est bien connu de ceux qui se sont penchés sur la question sociale, mais reste largement dans le domaine du non-dit dans les milieux de recherche en sociologie, alors que nous sommes déjà revenus du scientisme dont il faut dater l’apogée au XIXème siècle.

  • Le réductionnisme sociologique conduit à mener des directions de recherche dont le contenu est orienté par des chercheurs souhaitant faire correspondre de façon plus ou moins consciente leurs observations à leurs idées préétablies, répondant en cela au qualificatif d’idéologues.
  • Le réductionnisme sociologique aboutit également à une relativisation complète de tous les systèmes de croyances et de toutes les religions, en réduisant celles-ci au seul « fait religieux » et au folklore. Ce réductionnisme induit l’idée qu’en infléchissant des croyances relevant du contexte culturel, il est possible d’établir une société d’individus réglant leur vie sur le  principe de raison et sur lui-seul.

La vision idéaliste et ses dérives spéculatives

Nous avons évoqué la révolte salutaire des fondateurs de la physique moderne tels que Galilée ou Kepler, introduisant une méthodologie systématique d’observation, de quantification et de mesure permettant de couper court à toutes les théories absurdes comme le géocentrisme, par exemple. Nous pouvons évoquer une telle dérive lorsqu’il s’agit de déduire l’éthique appliquée de considérations exclusivement idéalistes.

Ainsi, la vision idéaliste a raison de considérer que :

« Les lois des niveaux de réalité supérieurs se reflètent ou marquent de leur empreinte les lois des niveaux qui se situent en dessous dans la hiérarchie de la réalité et de la connaissance »

et sa proposition corollaire

« On est en droit de douter de la qualité d’une théorie ou d’une connaissance lorsqu’elle viole manifestement des principes de la réalité qui lui sont supérieurs »

En revanche la vision idéaliste conduit à des confusions ou à une compréhension vague et floue des phénomènes lorsqu’elle va jusqu’à considérer que :

« Les lois de la nature sont déductibles par la seule spéculation »

ou encore que

« les lois qui régissent les hommes se déduisent des lois qui régissent le Ciel »

L’attribution à la Nature de lois de la conscience humaine : la pensée magique

Ken Wilber ne parle pas explicitement de cette dérive, mais on peut l’évoquer en ce qu’elle attribue à la Nature des modes de fonctionnement qui sont propres à la conscience humaine. C’est une anthropologisation de la Nature.

La réduction de l’Esprit au niveau de la conscience humaine : l’homothéisme

De la même façon, la dérive homothéiste consiste à réduire la manifestation spirituelle à l’activité consciente de l’homme, en ne concevant pas de différence de nature entre l’homme et le divin.

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Les Trois yeux de la connaissance – partie II

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L’épisode biblique de la Chute et du péché originel

La confusion Pre/Trans

Ken Wilber insiste sur la confusion entre le niveau de l’esprit et celui du physico-matériel, qui ont ceci en commun de ne pas se situer sur le plan du mental. Celui-ci peut donc assez facilement confondre les manifestations issues de l’un de ces niveaux avec les manifestations de l’autre. Il s’agit de la confusion Pre/Trans (CPT), ayant une incidence majeure sur la compréhension de la place de l’homme au sein du cosmos, sur ses choix éthiques et plus généralement sur ses représentations.

En tant que niveaux non rationnels, non conscients, ou non personnels ; les niveaux physico-corporels prérationnels, préconscients ou prépersonnels sont régulièrement confondus avec les niveaux transrationnels, transconscients ou transpersonnels. Nous illustrerons cette confusion de quelques exemples tirés du domaine religieux, de la psychanalyse, de la sociologie ou encore des sciences physiques.

  • Le mythe de la Chute

Dans la compréhension judéo-chrétienne de la Chute, le péché de l’homme est associé à sa volonté d’accéder à la connaissance, fruit de l’arbre proscrit par Dieu. L’homme est chassé du jardin d’Eden en même temps qu’il accède à la conscience et prétend accéder à la connaissance. Cette compréhension de la Chute fait porter la présence du Mal dans le monde sur les seules épaules de l’homme s’étant affranchi de l’omnipotence de Dieu par sa prétention à accéder au libre arbitre.
Ken Wilber voit là une confusion Pré/Trans manifeste, dans le sens où la condition de l’homme dans son état de nature préconscient est associé à un paradis perdu, à un âge d’or duquel il s’est irrémédiablement éloigné. Or la nature, loin d’être un état de plénitude, constitue un état d’imperfection inconsciente plutôt que de perfection consciente. En tant que créature à mi-chemin du parcours reliant la Nature – cette imperfection inconsciente -, à l’Esprit – cette perfection consciente – l’homme est en situation d’imperfection consciente, et souffre à double titre de ses imperfections puisqu’il en a hérité en même temps qu’il en est conscient. Si donc l’homme devait doit développer un sentiment de responsabilité, ce ne serait pas en raison de sa condition de « pécheur » dont il n’a fait qu’hériter, mais plutôt en raison des choix conscients qu’il fait – ou ne fait pas – pour élever sa conscience vers l’Esprit.

  • jungiens et freudiens

Ken Wilber estime que jungiens et freudiens sont induits en erreur par deux confusions Pré/Trans en germe dans les théories de leurs fondateurs.

Dans le cas des jungiens, la confusion est à chercher du côté des archétypes dont les sources prépersonnelles et transpersonnelles ne sont pas explicitement clarifiées, induisant une confusion entre les images archaïques et les images archétypes. Les premières seraient le produit de la mémoire cumulée par l’espèce humaine durant son évolution depuis son état de nature jusqu’à son état de développement actuel. Les secondes seraient des imago dei, des symboles émis par la conscience pour se représenter le divin ou se connecter à lui. S’il existe dans l’histoire et les cultures des représentations symboliques amalgamant les images archétypes et archaïques dans leurs rites, celles-ci répondent néanmoins à deux niveaux de réalités distincts. La reconnaissance de cette distinction constitue une avancée positive dans la construction d’une science intégrale.

Dans le cas des freudiens, toute expérience spirituelle ou mystique est considérée comme une manifestation névrotique issue de l’inconscient, c’est-à-dire de la réalité préconsciente de la personne. Le niveau spirituel et les expériences qui peuvent lui être associées est dès lors réduit au niveau du corporel et de ses troubles. Comme le note avec humour Ken Wilber, du point de vue de Freud « le Christ souffrait d’hallucinations, Lao-Tseu était psychotique, Bouddha était schizophrène, ainsi que Platon etc. »

  • Organisation sociale : décadentisme et anti-spiritualisme

Par décadentisme, nous entendons une vision du monde selon laquelle tout éloignement de l’homme de son état de nature serait une mauvaise chose en soi. Nous avons déjà évoqué l’interprétation de la Chute par les textes bibliques. Nous pouvons aussi mentionner le mythe du bon sauvage de Rousseau, ou encore les thèses pessimistes d’un Lévi-Strauss basées sur une mauvaise compréhension des théories entropiques qui prédisent au cosmos la mort thermique. L’apparition de la conscience humaine ne ferait, dans cette optique, qu’accélérer la venue de la déchéance du fait de sa capacité démultipliée à inventer et à produire. De ce point de vue, l’activité humaine apparaît comme un fléau de plus dans l’histoire cosmique.

Anti-spiritualisme : Etant donné la grande confusion régnant autour des différents mouvements mystico-spirituels, ils sont souvent amalgamés à une vague hédoniste. S’il est vrai que certains mouvements spirituels confondent la recherche transpersonnelle et la régression prépersonnelle : dérives sectaires apocalyptiques, sacrificielles, tribales, orgiaques etc. ; s’il est aussi vrai que ces dérives sont cohérentes avec les idées régressives véhiculées par la société actuelle de consommation, il n’en demeure pas moins que certaines pratiques se diffusant dans la société accompagnent positivement l’éveil de l’homme contemporain. Nous pensons au développement des pratiques méditatives et énergétiques tels que le Yoga ou le Qi Gong, centrés sur la redécouverte d’une nécessaire vie spirituelle intérieure.

  • Le paradigme holographique

Ken Wilber a produit son essai en pleine période d’enthousiasme pour les découvertes de la nouvelle physique. Nous pensons aux théories holographiques, à la formalisation des figures fractales, à la modélisation numérique naissante permettant de visualiser les attracteurs étranges et les figures du chaos déterministe. Les vulgarisateurs ayant mal compris les théories de David Bohm sur l’ordre implié/implicite ou sur l’holomouvement semblent une fois encore tentés de réduire la réalité du niveau subtil de l’esprit à la réalité infime de la manifestation physique qui se situe dans le domaine des dimensions minimales de la physique quantique. On peut parler d’une nouvelle confusion Pré/Trans, basée sur la confusion entre l’Unitas et l’Alteritas, le minimum et le maximum, le point destination-source de l’évolution et le point d’éloignement maximum consécutif à l’involution.

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Les Trois yeux de la connaissance – partie III

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Om le Son originel – vue d’artiste

La cosmogonie de référence de Ken Wilber est manifestement d’inspiration hindouiste. Néanmoins, l’auteur parle d’une « philosophie éternelle » dont on pourrait dessiner les contours en dégageant les intuitions communes aux traditions de plusieurs époques et de plusieurs lieux. Citons Ken Wilber pour mieux comprendre la cosmogonie dont il se revendique :

Au « commencement » il n’y a que la Conscience en tant que telle, intemporelle, infinie et éternelle. Une ondulation est née dans cet océan infini, sans qu’on puisse en expliquer la raison par des mots. D’elle-même, elle ne pourrait se soustraire à l’infini, car celui-ci englobe toutes les entités. Cependant, cette ondulation subtile, s’éveillant à elle-même, oublie la mer infinie dont elle n’est qu’une expression. Elle se croit par conséquent séparée de l’infini, isolée, distincte.
Cette ondulation, très raréfiée est la région causale (niveau -5), le début même — aussi faible soit-il — de la vague de l’ipséité. A ce stade, elle est toujours très subtile, toujours « proche » de l’infini, toujours extatique.
Mais d’une certaine manière, elle n’est pas vraiment satisfaite, pas profondément paisible. Pour trouver cette paix ultime, l’ondulation devrait en effet retourner à l’océan, se dissoudre à nouveau dans l’infini radieux, s’oublier et se remémorer l’absolu. Pour ce faire, elle devrait mourir — elle devrait accepter la mort de son sentiment d’identité distinct. Or, cela la terrifie.
L’infini est tout ce à quoi elle aspire, mais l’épouvante qu’elle éprouve à l’idée de la mort nécessaire l’amène à rechercher l’infini par des moyens qui l’empêchent de le trouver. L’ondulation veut la libération et en même temps elle en a peur, elle arrange donc un compromis et un substitut. Au lieu de trouver la vraie Divinité, l’ondulation prétend être Dieu, cosmocentrique, héroïque, suffisante, immortelle. Non seulement c’est le commencement du narcissisme et de la bataille de la vie contre la mort, mais encore c’est une version réduite ou restreinte de la conscience, parce que l’ondulation ne fait plus un avec l’océan, elle essaie d’être elle-même l’océan.
Mue par ce projet Atman — la tentative pour atteindre l’infini par des moyens qui l’empêchent d’y parvenir, et qui lui imposent des gratifications de substitution — l’ondulation crée des modes de conscience toujours plus étroits, toujours plus restreints. Jugeant que le causal est moins que parfait, elle réduit la conscience pour créer le subtil (niveau -4). Trouvant en définitive, que le subtil n’est pas idéal, elle réduit une fois encore la conscience pour créer le mental (-3). Se heurtant à un nouvel échec, elle la réduit au plan pranique, puis au plan matériel, où, son désir d’être dieu s’épuisant, elle sombre dans un sommeil insensible.
[…]
L’objectif ultime de l’évolution — le mouvement de l’inférieur vers le supérieur — consiste à s’éveiller en tant qu’Atman, et donc à retenir la gloire de la création sans être forcé d’interpréter le drame de la souffrance du moi.

Concernant l’onde évoquée par Wilber, elle est à rapprocher du Son originel Om (), de l’arbre-éclair des Sephiroth dans la Kabbale ou encore du Verbe créateur dans la tradition chrétienne.

Nous pouvons également rapprocher la dichotomie évolution/involution de Wilber des yuga de l’hindouisme, de l’eschatologie judéo-chrétienne, des intuitions néoplatoniciennes de Nicolas de Cues sur le sens cosmique du Devenir, et plus généralement de toutes les spéculations ayant en commun de prédire à l’humanité une destinée divine.

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modèle cosmogonique de Nicolas de Cues (1401-1464)

Fort de cette interprétation, Wilber s’appuie sur un schéma supplémentaire pour expliciter les mécanismes à l’oeuvre dans l’ascension du moi vers l’éveil spirituel.

Dans l’activité du moi, Wilber distingue ses mouvements verticaux (évolution vers un état de conscience supérieure ou, au contraire, involution/régression) de ses mouvements horizontaux qu’il appelle des translations et qu’il définit avec beaucoup de pertinence comme « des dérivés tangentiels de facteurs de transformation, c’est-à-dire des compromis de pulsions évolutives et involutives ».

Le moi se comporte comme un système et un ensemble de fonctions visant à observer le respect des grands principes garants de la vie. Parmi ceux-ci : les principes de persistance, de résonance et d’adaptation, notamment. Le soucis de respecter ces grands principes constitue le contenu de l’activité du moi. Le développement spirituel de l’individu reflète le niveau sur lequel le moi s’est attaché : moi pléromatique pré-natal lors de la gestation, moi corporel post-natal, moi syntaxique lors de l’acquisition du langage, moi symbolique lors de l’acquisition du culturel et du contextuel etc.

L’activité horizontale du moi peut être définie par la dichotomie préservation/altération. La préservation consiste à consolider la structure sur laquelle le moi s’est établi. L’altération répond à un principe d’activité nécessaire au réajustement permanent et à l’adaptation vis-à-vis d’un environnement en perpétuel changement. La dichotomie préservation/altération constitue une dialectique dont l’un des enjeux est la pérennisation, et l’autre enjeu l’évolution. A ce titre, il faut distinguer deux types de préservation et deux types d’abandon :

  • La préservation dans son versant positif consiste à vouloir prolonger l’existence et est indissociable d’une aspiration et d’un élan de la personne vers un retour à l’Unitas (principe évolutif). On peut rapprocher cet élan de la notion chrétienne d’Agapè.
  • La préservation dans son versant négatif consiste en un attachement excessif à son identité et au poids excessif de l’instinct de préservation. C’est envers cet attachement excessif que les bouddhistes nous mettent en garde lorsqu’ils nous parlent du passage de l’ego par la mort symbolique pour se hisser sur des  structures de conscience de niveau supérieur. On peut parler d’une renaissance du moi, d’une élévation vers des niveaux plus saturés d’Être. Cette renaissance a pour corollaire le deuil de l’ego envers ce qui l’attache de façon excessive à son état de développement présent, dans une logique de relativisation plutôt que de reniement.

De la même façon, il existe un versant positif et un versant négatif à l’abandon. Il ne faut donc pas confondre le deuil nécessaire – une sorte de petite mort – que doit mener l’ego pour évoluer vers des niveaux de conscience plus élevés ; avec l’anéantissement ou encore la pulsion de mort thanatos identifiée par Freud, qui constitue une aspiration à la régression, une pulsion mortifère, une involution, une chute en direction de l’Alteritas qui se situe, d’un point de vue  chronologique comme évolutionnaire, derrière nous.

Considérations sociales sur la base du modèle de Wilber

Cette distinction de Wilber entre les versants positifs et négatifs des deux notions respectives de vie et de mort, de préservation et d’altération, nous fait penser aux débats – à moitié légitimes, à moitié absurdes – qui opposent régulièrement les tenants de la conservation et les tenants du progrès au sujet des valeurs ou des normes sociales. Nous considérons, selon la grille de Wilber, que les deux camps ont à moitié raison et à moitié tort dans leurs idées et arguments. Ainsi, vouloir conserver les règles de fonctionnement sociales qui ont fait leurs preuves apparaît légitime, mais le camp progressiste n’a pas tort de revendiquer l’évolution de certaines de ces règles lorsqu’elles sont la source de souffrances ou d’injustices flagrantes. A contrario, les progressistes ont tort de considérer que le changement soit nécessairement bon et que l’on puisse rester sourds aux conservateurs les mettant en garde devant l’aspect illusoire ou même contre-productif de certains changements.

Prenons l’exemple simple et bien connu de la libération sexuelle de l’après-guerre. Lorsqu’un camp reproche à l’autre de maintenir la femme dans la soumission systématique à l’autorité patriarcale, il a en partie raison, mais aussi en partie tort lorsqu’il refuse d’entendre les avertissements du camp opposé quant aux risques de troubles psychiques induits par cette libéralisation des mœurs auprès des personnes les plus influençables ou les plus fragiles. Nous pensons en premier lieu aux enfants ou aux adolescents. Lorsque le camp conservateur reproche à l’autre de conduire une politique de déstructuration du noyau familial, il a en partie raison sur le constat et en partie tort de refuser toute émancipation de la femme au nom d’un tel danger, tout réel qu’il fût. Comble de l’ironie, les camps s’opposant pour des raisons à moitié bonnes et à moitié mauvaises opposent souvent au camp d’en face les mauvais arguments de leur cause, si bien que les querelles opposant les uns et les autres s’avèrent stériles et sans fin. Or si chacun raisonnait de façon plus nuancée en acceptant l’ambivalence du conservatisme et du progrès, une voie d’entente et de mise en mouvement commune serait possible, sauf que les passions s’en sont mêlées…

Ce schéma, nous pouvons aussi le décliner aux traditions. Les dépositaires des différentes traditions nous mettent souvent en garde face aux risques d’hérésies, de spéculations gratuites ou de manipulations de concepts en dehors de leurs contexte. Tout libre penseur peut se retrouver enchevêtré dans un bric-à-brac de pensées à force de pratiquer une philosophie à la carte dans laquelle il est le seul à se retrouver. Néanmoins, et même si ces approches en dehors des sentiers battus s’avèrent périlleuses et la plupart du temps infructueuses ; elles sont aussi le prix à payer pour retrouver ou garder vivant les intuitions premières des fondateurs de ces grandes traditions. Loin d’être un chemin de spéculation conduisant nécessairement à leur altération, la pensée libre s’autorisant le rapprochement analogique et l’interdisciplinarité est aussi cette opportunité pour les traditions de s’actualiser tandis qu’elles ont tendance à s’altérer dans le temps. On prendra pour exemple la religion chrétienne et ses dérives successives au cours de son histoire, conduisant à un dogmatisme apportant des réponses étonnamment précises ou catégoriques là où la suspension du jugement devrait constituer la règle…

Si l’homme est capable d’illumination au travers de ses trois yeux de chair, de raison et de contemplation, c’est aussi parce qu’il est à l’image de la Création, et donc capable de renouer avec le sens de celle-ci. A ce titre, Il faut croire en la capacité des hommes à discerner  l’universel du circonstanciel, l’évolution de l’involution, le juste du faux ; au-delà des écrans de fumées et des erreurs catégorielles se logeant dans les systèmes d’idées de chaque époque. La tradition et la Tradition s’inscrivent dans un jeu dialectique, et le sage authentique en est l’arbitre et le gardien. Ken Wilber aura contribué, à sa belle façon, à porter l’enjeu.

Pourquoi l’URSS ?

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Certains épisodes de l’histoire et du passé nous paraissent si stupéfiants et nous sont si étrangers qu’ils sont difficiles à expliquer. Pourquoi l’URSS ? Comment la Russie tsariste orthodoxe a-t-elle pu basculer aussi facilement dans le socialisme révolutionnaire et son désastre politique, culturel et humain ? Les écrivains russes de cette période nous apportent des clés d’explication. Nous tâcherons d’apporter un éclairage supplémentaire avec les réflexions de Thibault Isabel tirées de son essai A bout de souffle.

Fiodor Dostoïevski est un écrivain russe au diapason de l’âme de son peuple, tant dans ses aspects sombres que glorieux. Il a su prévoir et décrire la sanglante révolution socialiste dans son roman magistral Les Possédés. Au cœur de l’explication de Dostoïevski se trouve l’idée qu’il existe dans toute société des individus nihilistes, dont le contexte politique de la Russie de la fin du XIXe siècle va favoriser l’émergence et la montée sur l’échelle du pouvoir.

Avec Alexandre Soljenitsyne, nous accédons à une compréhension moins psychologique et plus sociologique. Dans son étude historique Deux Siècles ensemble, Soljenitsyne explique l’avènement du Grand Soir par l’existence d’individus bercés par les idéaux révolutionnaires de leur époque. La Révolution française et la Terreur faisaient d’ailleurs partie de leurs références. On peut qualifier le noyau dur de ces révolutionnaires de bas-clergé universitaire, trop enseigné pour être assimilé au peuple mais pas assez éveillé pour accéder à la hauteur de vue nécessaire à la conduite du changement.

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17 juillet 1918 : l’assassinat de Nicolas II et de la famille impériale russe par la fange révolutionnaire

La réussite d’un projet politique, a fortiori révolutionnaire, semble difficile à concevoir sans l’adhésion d’une partie de l’opinion et des consciences. Or, il semble bien que les idées révolutionnaires aient non seulement fait leur chemin dans la société russe de l’époque, mais qu’elles aient suscité des vocations.

Dans son essai A bout de souffle , Thibault Isabel propose une explication supplémentaire basée sur un regard critique de la civilisation chrétienne, de ses présupposés et de ses fondements. Dans leur rapport à un Dieu transcendant, les monothéismes développent une vision absolutiste qui a tendance à placer les croyants dans une situation de soumission de leur volonté au corps sacerdotal dépositaire de la foi. Les monothéismes privilégieraient la tentation fanatique à l’exercice du libre arbitre. Si la société russe a aussi facilement basculé dans le Grand Soir révolutionnaire, ce pourrait être parce que l’on peut facilement substituer un horizon eschatologique à un autre aux yeux du croyantpour peu que cet horizon s’articule selon des schémas de pensées qui lui sont familiers. Rien ne ressemble plus à un absolutisme qu’un autre absolutisme.

La nouvelle Russie a certainement acquis, au prix fort de son histoire, une conscience aiguë du risque totalitaire et de ses conséquences. Est-elle pour autant immunisée ? La société russe retrouve un certain engouement pour la foi chrétienne orthodoxe et semble renouer avec certains traits permanents de son histoire, comme son régime politique basé sur la personnification du pouvoir. Nous jugerons l’arbre à ses fruits.