Emil Cioran

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Emil Cioran (1911-1995)

Emil Cioran est un mystique à sa façon. Lorsqu’il a pris la plume pour coucher ses aphorismes dans Syllogismes de l’amertume, c’est pour nous signifier que l’écriture ne sert à rien, ou à si peu. Si l’on tombe d’accord avec l’ami Cioran sur le constat, que répondre ? Devant ce paradoxe, un commentaire est-il seulement envisageable ?

Dépouiller la littérature de son fard, en voir le vrai visage, est aussi périlleux que déposséder la philosophie de son charabia.

Il est courant de constater que plus un texte est long, moins il est bon. La nature répond au principe d’économie, il devrait en être de même pour la littérature, cette forme d’expression de la vie des idées. Le meilleur des textes ne devrait jamais contenir un mot supplémentaire qu’en tant que de besoin pour ce qu’il entend signifier. Emil Cioran nous prévient : la philosophie, les systèmes de pensées, versent souvent dans le trop-plein de mots et tournent au verbiage. Tout système de pensée exhaustif fait aveu d’échec par son exhaustivité même.

La poursuite du signe au détriment de la chose signifiée ; le langage considéré comme une fin en soi, comme un concurrent de la « réalité », la manie verbale, chez les philosophes mêmes ; le besoin de se renouveler au niveau des apparences ; – caractéristiques d’une civilisation où la syntaxe prime l’absolu, et le grammairien le sage.

S’il fallait selon ce point de vue établir une hiérarchie de tout ce qui s’écrit alors la philosophie – ainsi que les sciences et les humanités – feraient partie des écrits de l’adolescence de l’âme, où celle-ci fait l’expérience des premiers émois de la pensée qui s’ouvre et se structure. Le philosophe ayant passé sa vie à construire un système complet n’aurait, à ce titre, pas su franchir ce premier âge de la réflexion. L’âme qui s’élève est censée retrouver la simplicité qu’elle avait tantôt quittée à la faveur de la fin des certitudes l’ayant conduit sur le chemin du doute et du questionnement.

Nos flottements portent la marque de notre probité ; nos assurances, celle de notre imposture. La malhonnêteté d’un penseur se reconnait à la somme d’idées précises qu’il avance.

Si la pérennité d’un texte reflète sa valeur, il faut bien constater que c’est l’aphorisme poétique qui a le mieux traversé les siècles et les millénaires. On pense aux textes bibliques, à ses paraboles et à ses psaumes ; aussi aux Gitas hindous et plus encore à l’antique Tao Te King, ce traité parmi les plus anciens et les plus profonds de la sagesse universelle. Par la simplicité et la fulgurance de ses aphorismes, on sent Emil Cioran s’approcher parfois d’une telle hauteur de vue.

Point de salut, sinon dans l’imitation du silence.

Cioran semble néanmoins assimiler la tragédie de l’existence au point de destination vers lequel celle-ci nous destine. Si la plénitude est le dépassement de tous les états de la pensée, alors elle ne saurait se réduire à cette lumière puissante mais exclusivement sombre qui éclaire ses intuitions. On ressent dans les considérations de Cioran comme un manque de cette pleine lumière sous laquelle un autre hymne est possible : celui dédié à la joie. Si l’optimisme béat maintient celui qui s’en contente à  la surface de l’existence, la posture de l’écrivain maudit se complaisant dans le tourment a-t-elle pour autant plus de sens ? Etait-ce le cas de Cioran ? Pas nécessairement, je me contenterai d’évoquer ce sentiment diffus à sa lecture.

Avec un peu plus de chaleur dans le nihilisme, il me serait possible – en niant tout – de secouer mes doutes et d’en triompher. Mais je n’ai que le goût de la négation, je n’en ai pas la grâce.

La littérature sert-elle à quelque chose ? Elle ne sert à rien, nous dit Michel Houellebecq dans la veine d’un Cioran. Les beaufs devant l’éternel se sont toujours instinctivement détournés de ce qu’ils considèrent comme un univers de vains jargonnages, de concours de postures. Ont-ils entièrement tort au regard des compétitions de petits egos auxquels se livrent parfois les écrivains de salon ou de plateaux télés ; voulant nous faire croire que c’est dans la littérature – c’est-à-dire dans leurs propres œuvres – que se loge la supérieure vérité des choses ? Assurément, Emil Cioran n’est PAS de cette race d’hommes.

Le « talent » est le moyen le plus sûr de fausser tout, de défigurer les choses et de se tromper sur soi. L’existence vraie appartient à ceux-là seuls que la nature n’a accablé d’aucun don. Aussi serait-il malaisé d’imaginer univers plus faux que l’univers littéraire, ou homme plus dénué de réalité que l’homme de lettres.

Et si la vérité au sujet de la littérature se trouvait quelque part entre la stupide évidence des uns et l’entourloupe sophistiquée des autres ? J’ai envie de croire que la littérature est cette béquille grâce à laquelle il est donné à tous les estropiés de la vie de réapprendre à marcher. Ceux qui n’ont pas ressenti l’envie ou le besoin de s’y aventurer ne s’engageront jamais dans cette entreprise faite de réflexion et d’effort, que l’on accomplit d’abord sur un texte pour ensuite la mener sur soi-même, selon une dynamique qui porte un nom et qu’on appelle parfois… la destinée humaine. C’est en cela que l’on peut encore accorder quelque crédit à la littérature. Et si l’un de ses grands buts n’est pas d’assurer une rente de situation à quelques philistins, mais bien de nous éduquer à vivre pleinement, alors il est possible de concevoir un dénouement heureux à une telle entreprise, même après la lecture des aphorismes pessimistes mais ô combien profonds – et salutaires pour la littérature et la civilisation de l’écrit – de Cioran.

 

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