L’écrivain et philosophe Ken Wilber fait partie de la génération qui a vu naître les mouvements hippies et New Age des années 1960. Pourtant, Les Trois yeux de la connaissance représente plus qu’un simple bricolage syncrétique.
A l’appui de son ouvrage, Wilber convoque les traditions orientales telles que le Zen ou l’hindouisme, mais aussi la pensée chrétienne de Saint Bonaventure ou néoplatonicienne de Plotin. Sa réflexion s’est aussi enrichie des travaux de Freud, de Jung, de Piaget ou de Maslow dans les domaines de la psychanalyse et de la psychologie. Nous tâcherons d’exposer ses grandes idées ainsi que le modèle de science intégrale que l’auteur appelle de ses voeux.
Trois niveaux de réalité, trois yeux pour observer
Ken Wilber pose les premiers jalons de sa réflexion en s’appuyant sur la théologie de Saint Bonaventure qui, s’interrogeant sur les relations entre les trois Personnes de la Trinité chrétienne, opère la distinction entre les niveaux sensibles, intelligibles et transcendants de la réalité.
En tant que réalité médiane dans l’ordre universel, la conscience humaine est dotée de trois yeux de connaissance : l’oeil de chair, l’oeil de raison et l’oeil de contemplation. Cette triple disposition de la conscience humaine, nous la tenons de notre constitution à l’image de la création.
L’avènement de la science moderne en Occident
Alors que les Grecs ont développé l’art de l’observation dans l’Antiquité, Ken Wilber note que l’Eglise chrétienne du Moyen-Age eut pour ambition de systématiser son approche de la connaissance en ayant recours à la scolastique. L’émergence de la science moderne à la Renaissance apparaît comme un rejet de l’église et de son emprise sur les questions où elle n’a pas de légitimité à se prononcer. Les premiers pas de la science empirico-analytique se sont fondés sur un anti-idéalisme en réaction aux spéculations théologiques ne tenant aucunement compte des données tirées de l’observation, menant à des conclusions absurdes sans rapport avec la réalité qu’elles prétendent décrire. Les fondateurs de la science moderne tels que Galilée ou Kepler ont non seulement contribué à une compréhension plus juste des lois de la nature, mais ils ont aussi rendu service à la religion elle-même, invitée à se recentrer sur sa véritable vocation : ouvrir l’âme à la contemplation et à l’expérience religieuse plutôt que se discréditer avec des contre-vérités vouées à la relégation.
De la même façon que l’église a souhaité maintenir une compréhension exclusivement métaphysique sur les phénomènes, les rationalistes et les empiristes ont voulu réduire les phénomènes aux seuls niveaux de la conscience et de la matière. Cette attitude des empiristes explique, aujourd’hui encore, le paradigme scientiste dominant selon lequel « tout ce qui ne peut être mesuré ou observé n’existe pas ».
Fort de ce premier aperçu historique, Ken Wilber utilise sa thèse pour dresser une liste d’erreurs catégorielles et de glissements épistémologiques identifiables dans différentes théories et différents dogmes.
La science empirique et le scientisme
Lorsque l’approche empirico-analytique a raison d’affirmer que :
« La preuve empirique est la meilleure méthode pour obtenir des faits dans le domaine sensoriel »
elle se décrédibilise et dessert sa cause en allant jusqu’à postuler que :
« Seules les propositions susceptibles d’être vérifiées de façon empirique sont vraies. »
Les espoirs placés dans les sciences cognitives sont assez emblématiques de cette approche, par exemple lorsque les crédits de recherche sont alloués à l’étude du fonctionnement biochimique et électrique du cerveau humain avec la promesse de percer les secrets de la pensée du yogi.
Les sciences humaines et leur réductionnisme associé : le sociologisme
Les chercheurs en sciences humaines ont raison de considérer que :
« l’étude des sociétés humaines et des hommes en société est une méthode efficace pour mieux comprendre les enjeux spécifiquement humains lorsqu’il s’agit d’organiser la vie collective et individuelle de façon plus harmonieuse »
en revanche ils se décrédibilisent et desservent leur cause en allant jusqu’à supposer que :
« la vie des hommes est exclusivement réglée – ou devrait l’être – par des lois produites par les hommes à la lumière de leur raison »
Ce sociologisme est bien connu de ceux qui se sont penchés sur la question sociale, mais reste largement dans le domaine du non-dit dans les milieux de recherche en sociologie, alors que nous sommes déjà revenus du scientisme dont il faut dater l’apogée au XIXème siècle.
- Le réductionnisme sociologique conduit à mener des directions de recherche dont le contenu est orienté par des chercheurs souhaitant faire correspondre de façon plus ou moins consciente leurs observations à leurs idées préétablies, répondant en cela au qualificatif d’idéologues.
- Le réductionnisme sociologique aboutit également à une relativisation complète de tous les systèmes de croyances et de toutes les religions, en réduisant celles-ci au seul « fait religieux » et au folklore. Ce réductionnisme induit l’idée qu’en infléchissant des croyances relevant du contexte culturel, il est possible d’établir une société d’individus réglant leur vie sur le principe de raison et sur lui-seul.
La vision idéaliste et ses dérives spéculatives
Nous avons évoqué la révolte salutaire des fondateurs de la physique moderne tels que Galilée ou Kepler, introduisant une méthodologie systématique d’observation, de quantification et de mesure permettant de couper court à toutes les théories absurdes comme le géocentrisme, par exemple. Nous pouvons évoquer une telle dérive lorsqu’il s’agit de déduire l’éthique appliquée de considérations exclusivement idéalistes.
Ainsi, la vision idéaliste a raison de considérer que :
« Les lois des niveaux de réalité supérieurs se reflètent ou marquent de leur empreinte les lois des niveaux qui se situent en dessous dans la hiérarchie de la réalité et de la connaissance »
et sa proposition corollaire
« On est en droit de douter de la qualité d’une théorie ou d’une connaissance lorsqu’elle viole manifestement des principes de la réalité qui lui sont supérieurs »
En revanche la vision idéaliste conduit à des confusions ou à une compréhension vague et floue des phénomènes lorsqu’elle va jusqu’à considérer que :
« Les lois de la nature sont déductibles par la seule spéculation »
ou encore que
« les lois qui régissent les hommes se déduisent des lois qui régissent le Ciel »
L’attribution à la Nature de lois de la conscience humaine : la pensée magique
Ken Wilber ne parle pas explicitement de cette dérive, mais on peut l’évoquer en ce qu’elle attribue à la Nature des modes de fonctionnement qui sont propres à la conscience humaine. C’est une anthropologisation de la Nature.
La réduction de l’Esprit au niveau de la conscience humaine : l’homothéisme
De la même façon, la dérive homothéiste consiste à réduire la manifestation spirituelle à l’activité consciente de l’homme, en ne concevant pas de différence de nature entre l’homme et le divin.
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Une réflexion sur “Les Trois yeux de la connaissance – partie I”