La vie à tout prix

La vie à tout prix, tel semble être le leitmotiv des gouvernements face à l’épidémie Covid-19. Port du masque obligatoire dans les lieux publics, restriction des visites à nos proches, fermeture des lieux associatifs, couvre-feu sur les villes et les campagnes… que penser d’une époque où l’on ferme les librairies tandis que des consommateurs sans tête se ruent au supermarché pour dévaliser les rayons du papier hygiénique ?

Le nombre de décès par infection au Covid-19 se situe loin dans la liste des causes de mortalité en 2020… quand bien même il ne le serait pas, les mesures prises en son nom peuvent-elles justifier que l’on réduise l’existence au seul fait de maintenir à tout prix la vie ? Lorsqu’on ne peut que survivre sans vraiment vivre, on l’accepte faute de mieux. Lorsqu’on ne peut que vivre sans vraiment exister, on l’accepte faute de mieux. Qu’est-ce qui, aujourd’hui, nous maintient dans une petite économie de la vie, en-deçà des élans grandioses de l’existence ?

A la question du sens que nous donnons à notre vie pour en faire une existence, les réponses peuvent varier : Salut de l’âme pour les uns, attitude éthique la plus élevée qui soit dans un monde sans arrière-monde pour les autres… aucune de ces options ne semble pourtant appartenir à l’horizon de nos dirigeants. Nos sociétés sont guidées par les impératifs économiques et comptables, les indicateurs de performance.

Lorsque Socrate a bu la ciguë à l’issue de son procès, il pouvait encore fuir la cité et vivre ses dernières années en dehors d’Athènes, il a pourtant choisi de mener jusqu’à son terme son existence au mépris de sa vie. Il est resté dans nos mémoires comme un homme dont l’attitude fut suffisamment conforme à ses paroles pour que celles-ci soient commentées et méditées au fil des siècles, jusqu’à nos jours.

Socrate ou le choix de l’existence

Combien d’entre nous verront leur avenir hypothéqué par une société leur faisant porter le poids d’une dette encore aggravée par cette crise ? Combien feront le choix d’en finir avec une vie soufflée par les vents mortifères de la précarisation, de la solitude ou de l’isolement, y compris dans ces établissements où l’on restreint drastiquement les visites aux anciens ? Les mesures sanitaires actuelles sont pourtant censées les protéger…

On laisse donc partir nos aînés selon un service funéraire minimum alors que l’accompagnement des défunts est un temps privilégié pour rassembler les proches et perpétuer, dans la mémoire de ceux qui restent, la mémoire de celui qui part. Ce choix politico-administratif est peut-être celui qui, parmi tant d’autres, est le plus inacceptable et le plus obscène. Le rite funéraire est l’acte ancestral qui distingue l’homme de l’animal, nous voici donc ramenés à la vie des bêtes au nom du principe sanitaire.

La pesée des cœurs dans le rite funéraire égyptien

Les suspensions des cérémonies religieuses et des rites quels qu’ils soient, des instants de communion collective autour d’un spectacle ou d’un art vivant, des accès aux musées, aux bibliothèques, à tous les lieux de culture et de savoir… sont autant d’atteintes à ce qu’il y a de plus humain en nous. Quant aux masques qui cachent partout ces miroirs de l’âme que sont les visages, ils sont un élément supplémentaire de déshumanisation.

La vie à tout prix au mépris des élans de l’existence est une éthique de mort, tout comme le principe de précaution auquel il fait écho et qui est dramatiquement consigné dans notre Constitution. C’est à cette éthique que répondent toutes ces mesures visant à sauver des vies au mépris des conditions permettant de hisser celles-ci à la hauteur d’existences qu’en comparaison de nos quotidiens masqués et confinés, on oserait presque qualifier de réussies.

Le Metal expliqué aux profanes

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Le groupe italien Lacuna Coil en concert (2017)

Aucune explication de texte ne fera aimer l’univers Metal à qui ne s’y montre pas réceptif. Ses détracteurs, on le sait, considèrent le genre comme d’inspiration satanique. Les amateurs de Metal connaissent pourtant l’ambiance gentiment potache régnant au sein d’un public venu se ressourcer au rythme des riff et des infra-basses, loin du tableau maléfique que d’aucuns voudraient à tout prix dresser de lui.

La musique Metal s’instaure en conjuratrice de la violence plutôt qu’elle ne s’en fait la prescriptrice, et possède vis-à-vis de celle-ci les mêmes vertus cathartiques que les tragédies grecques antiques vis-à-vis de la pitié et de la crainte. Loin de mettre en scène complaisamment une situation humaine qui tourne mal, la tragédie explorée par les grecs faisait œuvre de mimêsis et de thérapie pour le spectateur. Soigner le mal par le mal, combattre le feu par le feu, plonger dans l’obscur pour y déloger de façon paradoxale une lueur libératrice qu’aucun autre genre musical ne saurait produire… tel est l’esprit de la musique Metal.

S’il fallait comparer le mauvais procès fait au Metal à d’autres réquisitoires, on penserait aux rituels des morts présents dans nombre de cultures du globe avant qu’ils ne furent étouffés par l’acculturation initiée par les monothéismes et leur propension à uniformiser les sensibilités, les mœurs, les canons et les formes. Les fêtes des morts ne tirent pourtant par leur source d’une fascination pour le néant mais plutôt d’un besoin de commémoration pour les âmes des défunts.

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Fête des morts – Día de muertos – au Mexique (2017)

Nous pourrions également comparer ce procès au refus des mystères de l’ombre de notre modèle actuel de civilisation basé sur l’évidence des Lumières, qui a pourtant produit ses propres dérives : principe de précaution poussé jusqu’à bannir toute forme de risque alors que vivre, c’est parfois risquer ; impératif de transparence contre-productif et générateur de malaise ; hygiénisme incitant chacun à mener une existence aseptisée sans couleur ni saveur ; expurgation de tout excès lié à la fête par nature ambivalente et dionysiaque ; négation des forces liant l’homme à la nature. Comment s’étonner dès lors de la recrudescence des extrémismes et des pratiques extrêmes en tout genre faisant office de chambres de compensation pour les névroses se développant à l’ombre d’un vitalisme étouffé ?

Le Metal, assigné au rôle de mauvais clown par la scène musicale officielle, n’en finit pourtant pas de remporter succès après succès auprès d’un public invisible mais fidèle et nombreux, comme un hommage du fatum à la morale toute faite, comme un rappel des profondeurs à l’aplat de la raison, comme la rançon due par la pensée à ce qui demeure impensé.

Long live Metal !

C. G. Jung à l’épreuve de l’histoire – Jung et son époque – Partie I

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Carl Gustav Jung (1875-1961)

Au début de XXème siècle, Carl Gustav Jung s’est penché sur les fondements de la nature humaine sous l’influence du scientisme de son époque d’une part, et d’autre part du contexte familial et religieux de son enfance. Le jeune Carl Gustav se destina à la médecine pour s’intéresser plus tard à d’autres vastes champs d’études de la psyché humaine tels que le symbolisme, la mythologie, l’univers des rêves et de la vie inconsciente, l’examen des phénomènes médiumniques et paranormaux.

En esprit libre et entreprenant, Jung se rapprocha dès 1906 de Sigmund Freud et de ses travaux novateurs sur la psyché. Jung saura reconnaître la valeur des travaux de Freud, son aîné de vingt ans, qu’il considérera longtemps comme un maître et un mentor. L’histoire raconte que les désaccords latents qui firent s’éloigner plus tard les deux penseurs affleurèrent dès le début de leur rencontre. Néanmoins, l’un et l’autre eurent grand intérêt à reconnaître leurs travaux respectifs, tant pour asseoir la psychiatrie naissante dans les milieux académiques que pour l’enrichissement mutuel que leur procuraient leurs recherches.

S’il faut dresser un bilan comparé des travaux de Freud et de Jung, alors on peut dire d’une certaine façon que le disciple Jung a dépassé le maître Freud. Il ne s’agit pas de nier la portée révolutionnaire des travaux de Freud sur la vie et le fonctionnement de l’âme mais d’estimer que celui-ci ne s’est pas toujours donné les moyens d’universaliser son propos. Freud semble ne pas avoir été capable du décentrage nécessaire pour questionner la portée des explications qu’il apporte aux phénomènes psychiques qu’il découvre et étudie.

La question de la libido fut par exemple un grand point de désaccord entre Jung et Freud. Là où Freud voit dans la pulsion sexuelle le moteur unique de la libido, Jung se montre plus nuancé. La libido ne se résumerait pas à la pulsion sexuelle mais serait la composante d’une énergie plus globale animant la personne, dont l’imagination créatrice ferait aussi partie.

Au sujet de la religion : là où Freud voit dans celle-ci une sublimation des forces inconscientes animant la personne pour trouver une issue à sa névrose, Jung n’adopte pas la position inverse mais suspend plutôt son jugement sur une question dépassant le cadre d’une étude scientifique aux limites bien comprises. Pour Jung, le scientifique est en droit légitime de se pencher sur l’imago dei en l’homme, mais pas sur la réalité à laquelle elle renvoie. A la question de savoir si l’imago dei en l’homme répond à son fonctionnement psychique ou à l’empreinte d’une réalité transcendante qui le dépasse, Jung ne se prononce pas définitivement ni ne se place pas en opposition à Freud, mais prend plutôt de la hauteur.

Sur ces questions comme sur d’autres, Freud apporte des réponses catégoriques et se pose en maître arbitraire. On a souvent reproché à Jung son manque de rigueur scientifique pour ne pas avoir apporté d’explication définitive aux phénomènes dont il étudie l’empreinte dans l’homme. Philosophiquement parlant, sa position ouverte est pourtant moins contestable qu’un argument d’autorité visant à circonscrire la compréhension dans les seuls champs de l’analyse et de la raison.

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Sigmund Freud (1856-1939)

Freud n’a donc pas mené le décentrage nécessaire pour questionner ses théories. Était-ce par souci de faire autorité plutôt que de devoir affronter une remise en question tardive à l’issue d’une réflexion longuement menée ? Était-ce par envie hâtive de fonder son école psychanalytique et de la voir grandir ? On le sait, Freud est resté très attaché à son milieu culturel et social d’origine. D’une certaine façon, les éléments théoriques de la psychanalyse freudienne sont difficilement dissociables de l’esprit scientiste de son époque, mais aussi du contexte culturel et social du théoricien. Freud a passé sa vie au milieu de la bourgeoisie européenne et urbaine, culturellement chrétienne, juive ou agnostique pour l’essentiel. Sa vision du religieux est clairement délimitée : elle renvoie à un modèle monothéiste patriarcal, dans un contexte d’endogamie sociale propre à son milieu. Par exemple, Freud insistera beaucoup sur le complexe d’Œdipe et sur une interprétation de celui-ci prêtant largement à débat. Les figures du père et de la mère, du fils et de la fille, de l’aîné et du cadet ; font écho dans l’imaginaire de Freud à un contexte socioculturel bien particulier, duquel il ne s’écartera jamais.

Du côté de Jung, c’est un peu le contraire. Après avoir consommé son amitié avec celui qu’il considéra jusque vers les années 1918 comme son maître, il entreprit de sortir de son milieu et de s’ouvrir aux autres cultures du monde :  vers les tribus amérindiennes et leurs traditions chamaniques dans les années 1920 ; vers l’Afrique animiste et l’Inde dans les années 1930, vers le Moyen-Orient et les tribus aborigènes plus tard… Jung fut transformé par ses périples, qui lui donnèrent l’occasion de questionner ses thèses, de confirmer ses désaccords avec Freud d’une part, et d’autre part d’affiner ses intuitions dans des directions précises. Jung fit sien les acquis des travaux de Freud sur les fondements inconscients de la psyché humaine tout en apportant des analyses détaillées différentes, certainement plus proches de ce que l’homme possède en soi de façon universelle. Il mit en évidence l’existence des archétypes et d’un inconscient collectif à l’œuvre au sein même de l’inconscient de chacun. Il développa une compréhension énergétique de la psyché dépassant la seule explication par la pulsion sexuelle, plus conforme aux grandes traditions orientales telles que le taoïsme, le Zen, ou encore le Yoga indien. Par son approche, il contribua à faire renouer la connaissance occidentale avec une connaissance ancestrale conservée en héritage par différentes traditions à travers le monde.

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C. G. Jung à l’épreuve de l’histoire – Jung et les traditions – Partie II

C. G. Jung à l’épreuve de l’histoire – Jung et les traditions – Partie II

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les sept sermonsAvant d’entamer son voyage dans le monde – et conjointement dans le temps au travers des traditions persistantes -, Jung eut connaissance de celles-ci via divers ouvrages. On sait par exemple que Schopenhauer avait déjà traduit une partie des Upanishad en Allemand. On sait aussi que Wilhem, contemporain de Jung, avait traduit le Yi King, ce traité ancestral de la sagesse chinoise. Aussi, la lecture du Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche – qui traite du zoroastrisme sur un ton libre – l’avait beaucoup impressionné.

Jung s’est également penché sur la tradition alchimique européenne et son herméneutique. Il connaissait aussi la tradition néoplatonicienne initiée par Plotin, prolongée jusqu’à la fin du Moyen-âge par de grands théologiens tels que Eckhart ou Nicolas de Cues. Enfin, Jung s’est tout naturellement penché sur le christianisme. Bref, Jung a convoqué un ensemble de grandes traditions, autant pour les questionner que pour alimenter sa propre réflexion sur la gnose, la théologie, la cosmogonie ou la métaphysique.

Les Sept Sermons aux morts : un écrit gnostique à la croisée de plusieurs traditions

Les Sept sermons aux morts est un recueil court et très dense, écrit en 1916, contenant l’essentiel des intuitions que Jung développera tout au long de son œuvre.  A ce sujet, on renverra le lecteur à l’étude magistrale qu’en a fait Christine Maillard.

Le texte se présente comme une apologétique basée sur une réinterprétation libre d’un ensemble de matériaux gnostiques ou tiré des traditions occidentales et orientales connus de Jung. La cosmogonie qu’il retient pour expliquer la fondation du monde ressemble aux quaternaires rencontrés dans de nombreuses traditions : les quatre degrés de l’Unité de Plotin, le déploiement de l’Etre selon la Tetraktys de Pythagore, les quatre degrés d’engendrement du Tao-Te-King, le quaternaire du Samkhya indien etc. Par ailleurs, Jung insiste beaucoup sur la coïncidence des opposés selon leur essence et le sens de leur action et manifestation, également caractéristique des traditions que nous avons évoqué.

Si les morts reviennent vers le gnostique Basilide dans le texte, c’est qu’ils n’ont pas trouvé dans l’au-delà la plénitude que leur foi leur avait pourtant promis. Jung utilise cette mise en situation pour ensuite développer une critique du christianisme et de son Dieu trinitaire. Si le monde pris dans sa totalité ne peut se concevoir selon un ternaire comme celui de la Trinité c’est, selon Jung, qu’il manque un aspect ou une dimension de la réalité dans la religion chrétienne induisant ses fidèles à suivre un message inachevé. Jung considère que le « quatrième manquant »  de la Trinité n’est autre que le Diable et son corollaire : le mal dans sa réalité et son efficience. La religion chrétienne associant le bien à Dieu, elle rejette loin d’elle la question du mal. En considérant en revanche que Dieu se situe par delà le bien et le mal -pour reprendre l’expression de Nietzsche -, alors ces deux opposés œuvrent conjointement dans la création. Ils coïncident et se complètent sur leur méta-niveau que Jung nomme, à l’instar de certains gnostiques : Abraxas. La question du mal et de sa logique infernale à vue d’homme n’est de ce fait plus reléguée ; celui-ci fait même partie intégrante des plans de ce monde, au même titre que le bien.

Si l’Eglise comprend le mal comme une privation de bien sans substance réelle, c’est certainement selon Jung pour se garder de toute théodicée pouvant justifier le malheur, la souffrance et la misère. Cette conception ne nous épargne en revanche pas d’une anthropologisation de Dieu, mais crée une compréhension asymétrique de ses desseins en faveur d’un bien à horizon humain. l’inconvénient est alors de maintenir une interrogation majeure sans début de réponse sur le mal. Ne plus s’interroger sur celui-ci au péril d’apporter de mauvaises réponses à son existence ne le fait pas disparaître pour autant. Il continue d’exister et de prospérer dans les zones d’ombre de l’âme humaine où la conscience et la volonté n’ont désormais plus prise.

Jung face au christianisme : la question trinitaire et le cône de silence chrétien sur les soubassements de la vie psychique

Les critiques de Jung sur le christianisme font leur effet. L’Eglise a longtemps cherché à apporter des réponses exclusivement théologiques et spirituelles aux maux humains. Dans les sociétés chrétiennes et jusqu’à la Renaissance, le développement de la médecine s’est fait en marge de l’Eglise et de ses institutions. Si la psychanalyse est la médecine de l’âme, elle a suscité les réticences de l’Eglise pour les mêmes raisons, alors que les maladies  spirituelles ne représentent qu’une partie – voire une faible partie – des maladies psychiques de la personne.

Jung a connaissance d’autres traditions qui, dès leurs fondements, envisagent le monde selon un quaternaire intégrant sa dimension substantielle et ne réduisant pas l’ensemble des questions humaines aux seuls aspects spirituels de la Trinité. Dans la tradition chinoise, par exemple, le corps et le psychisme sont étudiés dans leur fondement au travers de la branche alchimique du taoïsme. Idem pour le Samkhya indien et la médecine ayurvédique qui en dérive, basée sur les éléments symbolisant la matière et la vie organique. Idem pour la tradition alchimique occidentale qui distingue la Triade  céleste Homme-Dieu-Contemplation de la Triade chtonienne Homme-Fondement-Introspection et s’intéresse sur un mode ésotérique aux conditions de divinisation de l’âme humaine : c’est même sa pierre philosophale.

La question du ternaire et du quaternaire

La question peut dès lors se poser : est-ce la conception ternaire du Logos qui induit un manque-à-parler de la création et de Dieu dans la religion chrétienne ? Comme nous l’avons déjà évoqué plus haut, Jung reproche au christianisme d’occulter le « quatrième caché », qu’il identifie symboliquement au Diabolus. Le christianisme ne lui reconnaît aucune substance, expliquant le mal par une absence de bien. Jung rédige une réflexion magistrale à ce sujet au milieu des Sept Sermons :

On sait qu’on ne peut porter un jugement que si son opposé a un contenu aussi réel. En face d’un mal apparent ne peut exister qu’un bien apparent. Un mal sans substance ne saurait se distinguer que d’un bien tout aussi dénué de substance. Certes, en face d’un être il y a un non-être, mais jamais il n’y a un bien existant en face d’un mal non-existant, car ce dernier est une contradictio in adjecto sans commune mesure avec un bien existant : car on ne peut opposer à un mal non existant qu’un bien non existant. Si donc on affirme du mal qu’il est une simple privatio boni, on nie absolument l’opposition bien-mal. Et d’une manière générale comment peut-on parler de « bien » s’il n’y a pas de « mal » ? Y a-t-il un « clair » sans un « obscur » ? Un « en-haut » sans un « en-bas » ? Il est fatal que si l’on accorde substance au bien on doit faire de même pour le mal.

Dans la lignée des néoplatoniciens, le théologien Nicolas de Cues a su concilier ternaire et quaternaire comme deux réalités qui se complètent plutôt qu’elles ne s’opposent. Le philosophe des sciences Paul Meier a produit une très belle démonstration à ce sujet, que nous pouvons exposer rapidement. Selon cette conception, l’Etre se déploie de la façon suivante :

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modèle de Nicolas de Cues (1401-1464), conciliant les quatre degrés de l’Unité et les trois niveaux de réalité.

  • L’Unité Première (l’Etre) (unitas)
  • La deuxième unité (l’intellect)
  • La troisième unité (l’âme ou la raison)
  • La dernière unité (l’objet perceptible) (alteritas)

La dernière unité est le déploiement des trois précédentes. Elle est le déploiement ultime et ne déploie rien elle-même.  A l’inverse, la Première Unité n’émane de rien, elle est en revanche à l’origine de tout déploiement. Elle est simple affirmation au contraire de la Première unité qui n’est descriptible que par négations.

Si les principes animant le monde s’arrêtent aux trois premières hypostases, le monde se manifeste quant à lui jusqu’à la quatrième et dernière unité de l’Etre : la substance. Cette quatrième et dernière unité n’étant le principe de rien, elle est néanmoins le point d’éloignement maximal de l’Unité première à partir duquel débute l’évolution par auto-organisation.

Si donc la description du monde dans sa totalité est quaternaire, il fonctionne en revanche selon trois principes d’animation à l’image des trois Personnes de la Trinité, des trois hypostases de Plotin ou des trois premières causes d’Aristote : matérielle, efficiente et formelle. Quant à la quatrième cause ou cause finale, on ne peut en dire grand chose sinon confesser notre Docte ignorance à son sujet, tout comme au sujet de l’Etre dont elle serait la source et la destination, l’Alpha et l’Omega au-delà de ce que la pensée humaine puisse concevoir et catégoriser.

Jung relève donc l’insuffisance d’une approche exclusivement ternaire des phénomènes pour prétendre à une approche intégrale du Logos. Il manque le « quatrième caché », qu’on l’identifie au Diabolus comme Jung, ou qu’on l’identifie à la substance matérielle, cette dernière unité de l’Etre déployé et qui ne déploie rien après elle. La Tetraktys de Pythagore n’omet pas ce quatrième, mais conçoit le déploiement de l’Etre selon quatre degrés, de la Monade aux Eléments en passant pas la Dyade et la Triade. En revanche, la conception ternaire présentée par Platon dans le Timée présente la même omission que la Trinité chrétienne. Platon considère que la connaissance découle entièrement de la contemplation des Idées, en se désintéressant complètement de la substance en tant que soubassement du monde.

La Trinité chrétienne s’intéresse particulièrement bien aux besoins spirituels en l’homme. D’une certaine façon, la psychanalyse jungienne vient œuvrer en complément, en explorant les aspects de la psyché relatifs à l’âme végétative, suspendant son jugement tout au travers de son œuvre sur la transcendance à l’origine du sentiment divin afin de rester dans une démarche résolument scientifique et donc également limitée à sa façon, comme Jung fut d’ailleurs le premier à le reconnaître.

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C. G. Jung à l’épreuve de l’histoire – Jung et les traditions – Partie III

C. G. Jung à l’épreuve de l’histoire – Jung et la postérité – Partie III

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En plus de s’être enrichis de connaissances de tous horizons, les travaux de Jung ont à leur tour stimulé la recherche dans de nombreux domaines. Nous en évoquerons quelques-uns.

La psychanalyse jungienne

cgjung_france Penser à la postérité de Jung, c’est penser en premier lieu à la psychologie analytique servant, aujourd’hui encore, de base théorique et de méthode thérapeutique pour des milliers de praticiens dans le monde. Les écoles se revendiquant de la pensée de Jung mettent à l’honneur ses réflexions sur la nature de l’âme, les archétypes et l’inconscient collectif, l’énergétique psychique et ses lois d’action etc.

La caractérologie

Jung a également développé un modèle caractérologique sur la base d’un quaternaire de fonctions agissant par paires opposées dans la vie psychique de la personne. Il identifie un premier couple de polarités sensation/intuition pour les fonctions dites irrationnelles, et un second couple pensée/sentiment pour les fonctions dites rationnelles. A ce quaternaire, Jung ajoute une dichotomie introversion/extraversion conduisant au modèle caractérologique à seize types suivant :

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A titre d’information, on pourra citer deux modèles alternatifs et post-jungiens de la caractérologie, également basés sur la loi des polarités :

L’individuation

« Connais-toi toi-même », disait Socrate il y a 2000 ans. « Deviens ce que tu es », reprit Nietzsche vingt siècles plus tard. Parlant du Soi comme un mystique parlerait de Dieu, Jung fera sienne cette idée d’Eckhart de parachèvement de l’oeuvre de création de l’homme par Dieu en faisant naître Dieu en l’homme. L’individuation est cette voie de réalisation pleine et entière de soi qui est encore évoquée sous d’autres traits dans d’autres traditions : nous pensons aux tableaux Zen de la quête du Bœuf, au chemin de Samatha des moines tibétains, au Svadharma hindou, au Sentier octuple bouddhique, au travail alchimique taoïste dans le Paysage intérieur. C’est l’œuvre initiatique d’une vie, selon Jung. Non dépourvue de périls puisqu’il s’agit de faire se rapprocher des polarités opposées du paysage de la psyché, produits et sources de l’énergie psychique mais aussi garantes de sa stabilité. Autrement dit : de faire converger deux opposés sans jamais pouvoir les faire coïncider à l’horizon de l’existence.

Appliquer la grille de lecture de Jung aux temps présents : l’exemple du pacifisme

Le pacifisme est un état d’esprit que l’on peut identifier assez clairement dans l’Europe de l’après-début du XXe siècle. Cette disposition morale semble dériver d’un angélisme consistant à reléguer le mal – jusqu’à son idée – hors du champ de la conscience. Le dissident Vladimir Bukovski en dresse une brillante description dans son pamphlet Les Pacifistes contre la paix, présentant un Occident assoupi dans les sentiments rassurants, aveugle à la terrible réalité du régime soviétique, à son cortège de misère et de personnes sacrifiées. Cet angélisme, nous pouvons aussi le constater avec l’incapacité de l’Europe de l’avant-guerre de 1939 à enrayer la montée d’Hitler au pouvoir. Certains pacifistes ont même été, techniquement parlant, les premiers collaborateurs du régime national-socialiste allemand au nom de « la paix à tout prix » et de la « fraternité universelle entre les peuples ». Plus proche de nous, l’Europe de la paix voulue par ses fondateurs semble bien impuissante face à la montée de l’intégrisme islamique, à son cortège de menaces et d’attentats. Que faut-il attendre de marches blanches ou silencieuses, de lâchers de ballons, de dessins géants de colombes… pour dénoncer ou condamner ce nouveau péril ?

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Mouvements pacifistes, marches blanches pour conjurer la violence… on aurait aimé avoir l’avis de Jung sur ces nouvelles formes civiques de contestation…

Le pacifisme européen et la violence terroriste semblent être entrés dans une logique de montée mimétique, comme l’ombre du mal grandit tandis que la figure du bien rejette hors d’elle toute idée d’action négative ou réputée comme telle. Ainsi du recours à l’autorité ou à la sanction, pourtant garantes de la justice ; ou encore du recours à la force qui, toute légitime qu’elle fût, induit forcément l’irruption d’une certaine violence. L’attitude angélique de l’Europe vis-à-vis des maux qui l’ont traversés et qui la traversent encore alimente, à ce titre, son versant démoniaque, conformément aux réflexions de Jung à ce sujet, citons-le :

Quand nous tendons vers le Bien et le Beau, nous devenons oublieux de notre essence, qui est différenciation, et nous succombons aux qualités du Plérôme, qui existent en tant que couple d’opposés. Nous nous efforçons d’accéder au Bien et au Beau, mais en même temps nous embrassons le Mal et le Laid, car dans le Plérôme ils ne font qu’un avec le Bien et le Beau. Mais si nous restons fidèles à notre essence, à l’état de différenciation, alors nous nous différencions du Bien et du Beau, et partant également du Beau et du Laid, et nous ne tombons pas dans le Plérôme, c’est-à-dire dans le Néant et la dissolution.

Ce pacifisme est-il le résultat d’idées chrétiennes devenues folle qui se seraient maintenues dans l’horizon moral des européens sans avoir conservé l’ancrage culturel dans lequel elles avaient leur sens plein ? Quoi qu’il en soit, ne pas assumer la part ambivalente de soi-même sur un axe bien-mal revient à refouler la part que l’on n’assume pas dans les tréfonds de l’inconscient personnel. A l’échelle collective, cela conduit à la relégation des forces réputées négatives à la périphérie d’une société aseptisée, sans pour autant qu’elles n’aient disparues. Elles provoquent au contraire d’autant plus de dégâts et de traumas qu’elles agissent sans qu’il soit possible de les canaliser, hors du champ de contrôle dont elles sont exclues.

A contre-courant du pacifisme

Jung considère que devenir soi-même est le meilleur service que l’on puisse rendre à tous : à soi comme aux autres. Il pourrait en être de même à l’échelle des civilisations et des sociétés. Plutôt que d’imaginer la paix comme étant le bon grain de la confusion des rôles, faudrait-il considérer que l’affirmation de soi puisse être le meilleur service à rendre à tous, y compris dans une optique de paix. A vouloir s’épargner des épreuves, on s’épargne aussi d’un destin…

Par ailleurs, et même si cela peut sembler paradoxal, l’individuation est conçue par Jung comme un mouvement dialectique dans lequel autrui n’est pas absent. Jung insiste sur l’importance de concilier la démarche d’individuation avec la nécessité pour les hommes de continuer à communier. Plus encore, individuation et communion se nourrissent vertueusement l’un de l’autre. Une démarche d’individuation qui ferait abstraction de l’existence d’autrui peut conduire à l’aliénation, tandis que la négligence vis-à-vis de sa propre réalisation contribue à maintenir un état d’ignorance et de confusion entre soi et les autres. L’engagement chrétien dans la prêtrise et la descendance apostolique relève à sa façon de cette double démarche, bien que l’image du Christ tienne lieu d’exemple universel pour tous les hommes alors que Jung considère chaque chemin d’individuation comme unique et singulier. Concernant la quête simultanée de l’éveil et la disposition des êtres éveillés à accompagner autrui sur son propre chemin, on pourra aussi évoquer l’allégorie de la caverne de Platon ou encore le voeu bouddhique du Bodhisattva, qui ne disent en substance rien d’autre.

Conclusion

Jung s’est intéressé à la religion et aux versants mystiques des traditions tout en ayant produit une œuvre à caractère scientifique. Il s’en explique de façon récurrente tout au long de son œuvre. L’extrait de ses Correspondances est, à ce titre, éclairant sur sa démarche :

Je considère donc comme un devoir moral de ne pas émettre d’assertions sur les choses que l’on ne peut voir et dont on ne peut démontrer l’existence, et je considère que l’on commet un abus de pouvoir épistémologique quand on le fait malgré tout. Ces règles valent pour les sciences expérimentales. La métaphysique en observe d’autres. Je me considère comme tenu de respecter les règles de la science expérimentale. En conséquence on ne trouvera pas dans mes travaux d’assertions métaphysiques, ni – nota bene – la négation d’assertions métaphysiques

Face au mystère de l’Etre, Jung suspend donc publiquement son jugement. Qu’en est-il à titre plus personnel ? On serait tenté de dire la même chose. Il est probable que Jung n’ait pas tranché sur cette question, évoluant au gré de ses intuitions et réflexions. Par son attitude publique, Jung situe la psychanalyse dans le champ des sciences et réhabilite une étude approfondie de ce que Plotin avait déjà identifié comme l’âme végétative, soit l’aptitude de l’esprit humain à l’introspection, à l’exploration des profondeurs de l’inconscient. Sa démarche vient en complément de la foi chrétienne, dans un Occident ayant rompu avec l’approche intégrale des humanistes, au moins dans son courant philosophique dominant.

Si donc Jung a posé les jalons d’une connaissance intégrale sans toutefois présenter ses travaux comme tels, c’est certainement en raison des concessions qu’il a du faire, comme tout homme de son époque, aux paradigmes ambiants. Nombreux sont les penseurs – théologiens, humanistes ou philosophes – s’étant comportés de la sorte afin de concilier la réception de leur œuvre avec ses aspects potentiellement révolutionnaires. A ce titre, on pourra citer Eckhart bien sûr, que son monisme situait aux frontières de l’hérésie du point de vue de l’Eglise catholique. On pense encore au philosophe Pascal, parfois soupçonné de dérives hérétiques en son temps.

Jung a eu la sagesse de concilier les contraintes contextuelles de son époque et de son milieu avec sa propre démarche, appliquant à lui-même le travail d’individuation et de réalisation de soi au milieu des autres, tel qu’il le professait pour les autres. A sa façon, il a mené le parcours initiatique des mystiques et redécouvert ou confirmé une réalité humaine dont l’universalité est attestée par de nombreuses traditions, en tous lieux du globe et à toutes les époques. Il a contribué à ré-ouvrir la voie de l’interdisciplinarité, conformément aux humanitas  pratiquées dans l’Europe antique et de la Renaissance. A ce titre, l’œuvre de Jung est un véritable jalon dans la réconciliation de l’Occident avec le génie qui l’a fondé.

Le taoïsme face à l’éthique

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Calligraphie de « Songe d’une nuit tranquille » de Li Bai, poète du VIIIème siècle d’inspiration taoïste

Cet article fait suite à Taoïsme : une introduction

Dans notre introduction au taoïsme, nous avons présenté les grands traits de cette pensée tournée vers la contemplation.

Si le taoïsme et le confucianisme apparaissent comme deux écoles de pensées opposées, le rapport entre ces deux philosophies est historiquement plus nuancé. Dans les numéros 1 ainsi que 2 de la revue  en ligne Anaximandre, Thibault Isabel prend pour exemple deux figures emblématiques du confucianisme : Mengzi et Xun Zi. L’un comme l’autre s’appuient sur la pensée de leur Maître Confucius, mais selon deux éthiques distinctes.

Mengzi est plus proche d’une conception taoïste considérant que c’est le naturel en l’homme qui fonde sa bonté, tandis que la société est facteur de corruption. Xun Zi, quant à lui, défend la position contraire, considérant que c’est par l’éducation et le respect des règles sociales que l’homme développe sa  bonne nature tandis qu’à l’état naturel, il ne serait que calcul et convoitise vis-à-vis de son prochain. Il y a un clivage chez les confucianistes plutôt qu’un antagonisme entre une pensée-bloc taoïste et une pensée-bloc confucianiste.

Tchouang-tseu

Illustre figure du taoïsme, Tchouang-tseu est un peu le Diogène de la Chine antique. Anticonformiste radical se moquant ouvertement de Confucius et des confucianistes, de leur morale institutionnelle et rigide, il a développé une approche philosophique proche du cynisme. Confucius étant un élève de Lao Tseu, comme le relève l’histoire ou la légende, Tchouang-tseu considère qu’il en fut l’un des plus médiocres, dénaturant l’esprit du taoïsme. À ce titre, il s’accordait le droit de se moquer de Confucius et de dénigrer ses successeurs.

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Tchouang-tseu (Zhuangzi) : figure du taoïsme radical à la manière d’un Diogène. (IXème siécle av. J.-C environ)

Tout comme le cynisme, le taoïsme semble peu se soucier d’éthique appliquée. Le taoïsme de Tchouangt-tseu est teinté de misanthropie et d’une tentation pour l’érémitisme qu’illustre bien sa vie. Pourtant, les écrits et les poèmes de Tchouang-tseu  appartiennent à l’imaginaire collectif chinois, tout antisocial que fut son auteur.

Dans sa présentation du taoïsme, Marc Halévy reproche à la pensée confucéenne de transposer les règles du Ciel immuable à la vie des hommes, conduisant à simplifier et rigidifier ses règles. C’est effectivement ainsi que Confucius conçoit la politique lorsqu’il dit que « Gouverner par la vertu, c’est imiter la polaire immobile cependant qu’autour d’elle se meuvent les étoiles ». Pourtant, l’attitude taoïste contemplative dans le non-agir ne saurait pas plus conduire à la compréhension des mécanismes en jeu dans la relation sociale ! Dans un cas comme dans l’autre, on fait l’économie de l’étude psychologique d’une humanité qui, même si elle est animée par les forces fondamentales du cosmos, possède ses enjeux propres. C’est ce que relève Thibault Isabel dans la revue Anaximandre lorsqu’il commente le Zhengmeng, oeuvre majeure de Zhang Zaï :

Le Ciel désigne le principe de l’Etre ; or, ce principe nous engage lui-même á maintenir un équilibre entre le Ciel (l’aspect spirituel ou symbolique des choses), la Terre (leur aspect matériel) et l’homme (qui unifie les deux autres dimensions). Pour être en harmonie avec le monde, pour respecter la Voie du Ciel, l’homme doit bien par conséquent accepter de jouer son rôle spécifique au sein de l’unité cosmique : il doit équilibrer en lui l’idée céleste et la nature terrestre, pour que ses désirs et ses émotions, á partir de leur substance brute, prennent la forme plus élevée de l’humanité authentique, du cœur. Un homme qui prétendrait respecter le Ciel en se tournant exclusivement vers la sphère céleste, et négligerait la part naturelle et terrestre de l’existence, aurait tout simplement échoué á comprendre le Ciel qu’il affirme servir. Le Ciel est en lui-même dépourvu d’humanité, car il n’a pas d’émotions. Mais le Ciel (l’esprit) enseigne que la vie est au mieux quand la triade cosmique s’accomplit parfaitement : la Terre (la matière) est donc elle aussi sacrée, comme l’homme. Le saint doit sacraliser la Terre en lui, en reconnaissant la valeur de sa vigueur instinctuelle, et la raffiner á travers les symboles. Ainsi la Voie du Ciel est-elle consommée, dans l’équilibre que le sujet pensant et méditant fait naître en lui entre les deux polarités constitutives de la vie, synthétisées dans le troisième terme médiateur et dialectique qu’est son humanité.

Périodes tardives de l’Orient et de l’Occident : des écueils similaires

La Chine, tout comme l’Europe, a été traversée par nombre de crises culturelles au cours de son histoire. Si la Chine moderne est parvenue à sortir de la funeste expérience communiste du XXème siècle, c’est pour suivre l’Occident dans sa course à la production et à la puissance matérielle. Tout comme l’Occident, la Chine mobilise aujourd’hui tous ses moyens pour décrocher la croissance économique à tout prix, sans considération pour les conséquences sociales, écologiques ou simplement humaines de cette fuite en avant. La Chine a mis son pragmatisme séculaire au diapason de l’efficacité technicienne, tout comme l’Occident l’a précédée dans le mouvement au nom de l’omnipotence de l’homme sur son environnement. L’un comme l’autre sont finalement parvenus au même point de dénaturation de leur propre civilisation, impliquant un risque systémique sur une activité ne s’inscrivant plus dans aucun cadre ni horizon.

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Estampe de Qi-Baishi (XIXème siècle) : Le Chant du fleuve. Évocation du sage taoïste en prise et en harmonie avec la nature

Parmi les traditions antiques susceptibles de nous sortir de l’impasse, le cosmocentrisme de la pensée taoïste nous rappelle que, loin d’être la maîtresse du monde, l’humanité n’en est que l’un de ses aspects, tandis que la nature constitue le cadre de son existence. Terre, Homme, Ciel… l’actualisation de l’un des aspects du cosmos ne peut se faire au détriment ni dans l’ignorance des autres, mais dans un mouvement dialectique conduisant à leurs mutuelles réalisations. C’est le message du Dào.

Taoïsme : une introduction

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Le  Tao ou dào, en chinois  : « voie, chemin »

Selon le taoïsme rien n’est permanent, tout est évolution et mouvement. Seule la photographie du monde sur un temps court confère une illusion de permanence à l’esprit humain. Le Devenir précède l’Etre, et le monde est existence en son essence. Dans son essai sobrement intitulé Le Taoïsme, Marc Halévy reprend à maintes reprises l’image de la vague comme épiphénomène à la surface de l’océan. Ainsi en va-t-il de tout ce qui existe et vit : de la matière inerte aux existences humaines en passant par le monde végétal qui, de façon cyclique, se déploie et se retire au gré des saisons. Tout ne se déploie pas selon la même échelle de temps mais tout demeure éphémère,  impermanent devant l’éternité du Tao.

Qu’est-ce que le Tao ? Il est à vrai dire inutile de longuement spéculer sur sa réalité et sa nature. Par essence indicible et ineffable, échappant aux catégories de la raison humaine, la meilleure façon d’en parler est de nous mener jusqu’au point paradoxal au-delà duquel toute formulation échoue.

C’est selon cette démarche paradoxale que Lao Tseu approche le Tao dans le Tao Te King. Dans le Chapitre I, verset 1 (une traduction parmi d’autres) :

Le Tao nommé Tao n’est pas l’éternel Tao.

Le Nom nommé n’est pas l’éternel Nom

Sans Nom : origine de Ciel et Terre.

Avec Nom : mère des dix mille choses

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Lao Tseu – Illustration

Le sage taoïste conçoit le logos selon la trilogie Yin/Yang/Qi, dans une logique de complémentarité des contraires. Le Yin et le Yang permettent de saisir les nuances phénoménologiques lorsqu’on les associe selon les trigrammes du Yi King.

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Les trigrammes du Yi King, nuances phénoménologiques à trois niveaux (symboliquement des hommes, du ciel et de la terre) et sur la base des deux états Yin et Yang. A gauche : Leur disposition selon l’ordre dit du ciel antérieur, autour du Tai-Ji qui représente la complémentarité et la coïncidence des contraires au sein de l’Unité ou du « tao qui peut être nommé, et qui n’est [donc] pas le Tao » (Lao Tseu)

Pour le sage taoïste, l’action juste consiste à accomplir le juste geste au juste moment dans une réalité en évolution permanente.

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Le sage taoïste, à la recherche du geste juste et donc parfait, dans un monde en évolution permanente

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Les Trois yeux de la connaissance – partie I

wilber_04L’écrivain et philosophe Ken Wilber fait partie de la génération qui a vu naître les mouvements hippies et New Age des années 1960. Pourtant, Les Trois yeux de la connaissance représente plus qu’un simple bricolage syncrétique.

A l’appui de son ouvrage, Wilber convoque les traditions orientales telles que le Zen ou l’hindouisme, mais aussi la pensée chrétienne de Saint Bonaventure ou néoplatonicienne de Plotin. Sa réflexion s’est aussi enrichie des travaux de Freud, de Jung, de Piaget ou de Maslow dans les domaines de la psychanalyse et de la psychologie. Nous tâcherons d’exposer ses grandes idées ainsi que le modèle de science intégrale que l’auteur appelle de ses voeux.

Trois niveaux de réalité, trois yeux pour observer

Ken Wilber pose les premiers jalons de sa réflexion en s’appuyant sur la théologie de Saint Bonaventure qui, s’interrogeant sur les relations entre les trois Personnes de la Trinité chrétienne, opère la distinction entre les niveaux sensibles, intelligibles et transcendants de la réalité.

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En tant que réalité médiane dans l’ordre universel, la conscience humaine est dotée de trois yeux de connaissance : l’oeil de chair, l’oeil de raison et l’oeil de contemplation. Cette triple disposition de la conscience humaine, nous la tenons de notre constitution à l’image de la création.

L’avènement de la science moderne en Occident

Alors que les Grecs ont développé l’art de l’observation dans l’Antiquité, Ken Wilber note que l’Eglise chrétienne du Moyen-Age eut pour ambition  de systématiser son approche de la connaissance en ayant recours à la scolastique. L’émergence de la science moderne à la Renaissance apparaît comme un rejet de l’église et de son emprise sur les questions où elle n’a pas de légitimité à se prononcer. Les premiers pas de la science empirico-analytique se sont fondés sur un anti-idéalisme en réaction aux spéculations théologiques ne tenant aucunement compte des données tirées de l’observation, menant à des conclusions absurdes sans rapport avec la réalité qu’elles prétendent décrire. Les fondateurs de la science moderne tels que Galilée ou Kepler ont non seulement contribué à une compréhension plus juste des lois de la nature, mais ils ont aussi rendu service à la religion elle-même, invitée à se recentrer sur sa véritable vocation : ouvrir l’âme à la contemplation et à l’expérience religieuse plutôt que se discréditer avec des contre-vérités vouées à la relégation.

De la même façon que l’église a souhaité maintenir une compréhension exclusivement métaphysique sur les phénomènes, les rationalistes et les empiristes ont voulu réduire les phénomènes aux seuls niveaux de la conscience et de la matière. Cette attitude des empiristes explique, aujourd’hui encore, le paradigme scientiste dominant selon lequel « tout ce qui ne peut être mesuré ou observé n’existe pas ».

Fort de ce premier aperçu historique, Ken Wilber utilise sa thèse pour dresser une liste d’erreurs catégorielles et de glissements épistémologiques identifiables dans différentes théories et différents dogmes.

La science empirique et le scientisme

Lorsque l’approche empirico-analytique a raison d’affirmer que :

« La preuve empirique est la meilleure méthode pour obtenir des faits dans le domaine sensoriel »

elle se décrédibilise et dessert sa cause en allant jusqu’à postuler que :

« Seules les propositions susceptibles d’être vérifiées de façon empirique sont vraies. »

Les espoirs placés dans les sciences cognitives sont assez emblématiques de cette approche, par exemple lorsque les crédits de recherche sont alloués à l’étude du fonctionnement biochimique et électrique du cerveau humain avec la promesse de percer les secrets de la pensée du yogi.

Les sciences humaines et leur réductionnisme associé : le sociologisme

Les chercheurs en sciences humaines ont raison de considérer que :

« l’étude des sociétés humaines et des hommes en société est une méthode efficace pour mieux comprendre les enjeux spécifiquement humains lorsqu’il s’agit d’organiser la vie collective et individuelle de façon plus harmonieuse »

en revanche ils se décrédibilisent et desservent leur cause en allant jusqu’à supposer que :

« la vie des hommes est exclusivement réglée – ou devrait l’être – par des lois produites par les hommes à la lumière de leur raison »

Ce sociologisme est bien connu de ceux qui se sont penchés sur la question sociale, mais reste largement dans le domaine du non-dit dans les milieux de recherche en sociologie, alors que nous sommes déjà revenus du scientisme dont il faut dater l’apogée au XIXème siècle.

  • Le réductionnisme sociologique conduit à mener des directions de recherche dont le contenu est orienté par des chercheurs souhaitant faire correspondre de façon plus ou moins consciente leurs observations à leurs idées préétablies, répondant en cela au qualificatif d’idéologues.
  • Le réductionnisme sociologique aboutit également à une relativisation complète de tous les systèmes de croyances et de toutes les religions, en réduisant celles-ci au seul « fait religieux » et au folklore. Ce réductionnisme induit l’idée qu’en infléchissant des croyances relevant du contexte culturel, il est possible d’établir une société d’individus réglant leur vie sur le  principe de raison et sur lui-seul.

La vision idéaliste et ses dérives spéculatives

Nous avons évoqué la révolte salutaire des fondateurs de la physique moderne tels que Galilée ou Kepler, introduisant une méthodologie systématique d’observation, de quantification et de mesure permettant de couper court à toutes les théories absurdes comme le géocentrisme, par exemple. Nous pouvons évoquer une telle dérive lorsqu’il s’agit de déduire l’éthique appliquée de considérations exclusivement idéalistes.

Ainsi, la vision idéaliste a raison de considérer que :

« Les lois des niveaux de réalité supérieurs se reflètent ou marquent de leur empreinte les lois des niveaux qui se situent en dessous dans la hiérarchie de la réalité et de la connaissance »

et sa proposition corollaire

« On est en droit de douter de la qualité d’une théorie ou d’une connaissance lorsqu’elle viole manifestement des principes de la réalité qui lui sont supérieurs »

En revanche la vision idéaliste conduit à des confusions ou à une compréhension vague et floue des phénomènes lorsqu’elle va jusqu’à considérer que :

« Les lois de la nature sont déductibles par la seule spéculation »

ou encore que

« les lois qui régissent les hommes se déduisent des lois qui régissent le Ciel »

L’attribution à la Nature de lois de la conscience humaine : la pensée magique

Ken Wilber ne parle pas explicitement de cette dérive, mais on peut l’évoquer en ce qu’elle attribue à la Nature des modes de fonctionnement qui sont propres à la conscience humaine. C’est une anthropologisation de la Nature.

La réduction de l’Esprit au niveau de la conscience humaine : l’homothéisme

De la même façon, la dérive homothéiste consiste à réduire la manifestation spirituelle à l’activité consciente de l’homme, en ne concevant pas de différence de nature entre l’homme et le divin.

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Les Trois yeux de la connaissance – partie II

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L’épisode biblique de la Chute et du péché originel

La confusion Pre/Trans

Ken Wilber insiste sur la confusion entre le niveau de l’esprit et celui du physico-matériel, qui ont ceci en commun de ne pas se situer sur le plan du mental. Celui-ci peut donc assez facilement confondre les manifestations issues de l’un de ces niveaux avec les manifestations de l’autre. Il s’agit de la confusion Pre/Trans (CPT), ayant une incidence majeure sur la compréhension de la place de l’homme au sein du cosmos, sur ses choix éthiques et plus généralement sur ses représentations.

En tant que niveaux non rationnels, non conscients, ou non personnels ; les niveaux physico-corporels prérationnels, préconscients ou prépersonnels sont régulièrement confondus avec les niveaux transrationnels, transconscients ou transpersonnels. Nous illustrerons cette confusion de quelques exemples tirés du domaine religieux, de la psychanalyse, de la sociologie ou encore des sciences physiques.

  • Le mythe de la Chute

Dans la compréhension judéo-chrétienne de la Chute, le péché de l’homme est associé à sa volonté d’accéder à la connaissance, fruit de l’arbre proscrit par Dieu. L’homme est chassé du jardin d’Eden en même temps qu’il accède à la conscience et prétend accéder à la connaissance. Cette compréhension de la Chute fait porter la présence du Mal dans le monde sur les seules épaules de l’homme s’étant affranchi de l’omnipotence de Dieu par sa prétention à accéder au libre arbitre.
Ken Wilber voit là une confusion Pré/Trans manifeste, dans le sens où la condition de l’homme dans son état de nature préconscient est associé à un paradis perdu, à un âge d’or duquel il s’est irrémédiablement éloigné. Or la nature, loin d’être un état de plénitude, constitue un état d’imperfection inconsciente plutôt que de perfection consciente. En tant que créature à mi-chemin du parcours reliant la Nature – cette imperfection inconsciente -, à l’Esprit – cette perfection consciente – l’homme est en situation d’imperfection consciente, et souffre à double titre de ses imperfections puisqu’il en a hérité en même temps qu’il en est conscient. Si donc l’homme devait doit développer un sentiment de responsabilité, ce ne serait pas en raison de sa condition de « pécheur » dont il n’a fait qu’hériter, mais plutôt en raison des choix conscients qu’il fait – ou ne fait pas – pour élever sa conscience vers l’Esprit.

  • jungiens et freudiens

Ken Wilber estime que jungiens et freudiens sont induits en erreur par deux confusions Pré/Trans en germe dans les théories de leurs fondateurs.

Dans le cas des jungiens, la confusion est à chercher du côté des archétypes dont les sources prépersonnelles et transpersonnelles ne sont pas explicitement clarifiées, induisant une confusion entre les images archaïques et les images archétypes. Les premières seraient le produit de la mémoire cumulée par l’espèce humaine durant son évolution depuis son état de nature jusqu’à son état de développement actuel. Les secondes seraient des imago dei, des symboles émis par la conscience pour se représenter le divin ou se connecter à lui. S’il existe dans l’histoire et les cultures des représentations symboliques amalgamant les images archétypes et archaïques dans leurs rites, celles-ci répondent néanmoins à deux niveaux de réalités distincts. La reconnaissance de cette distinction constitue une avancée positive dans la construction d’une science intégrale.

Dans le cas des freudiens, toute expérience spirituelle ou mystique est considérée comme une manifestation névrotique issue de l’inconscient, c’est-à-dire de la réalité préconsciente de la personne. Le niveau spirituel et les expériences qui peuvent lui être associées est dès lors réduit au niveau du corporel et de ses troubles. Comme le note avec humour Ken Wilber, du point de vue de Freud « le Christ souffrait d’hallucinations, Lao-Tseu était psychotique, Bouddha était schizophrène, ainsi que Platon etc. »

  • Organisation sociale : décadentisme et anti-spiritualisme

Par décadentisme, nous entendons une vision du monde selon laquelle tout éloignement de l’homme de son état de nature serait une mauvaise chose en soi. Nous avons déjà évoqué l’interprétation de la Chute par les textes bibliques. Nous pouvons aussi mentionner le mythe du bon sauvage de Rousseau, ou encore les thèses pessimistes d’un Lévi-Strauss basées sur une mauvaise compréhension des théories entropiques qui prédisent au cosmos la mort thermique. L’apparition de la conscience humaine ne ferait, dans cette optique, qu’accélérer la venue de la déchéance du fait de sa capacité démultipliée à inventer et à produire. De ce point de vue, l’activité humaine apparaît comme un fléau de plus dans l’histoire cosmique.

Anti-spiritualisme : Etant donné la grande confusion régnant autour des différents mouvements mystico-spirituels, ils sont souvent amalgamés à une vague hédoniste. S’il est vrai que certains mouvements spirituels confondent la recherche transpersonnelle et la régression prépersonnelle : dérives sectaires apocalyptiques, sacrificielles, tribales, orgiaques etc. ; s’il est aussi vrai que ces dérives sont cohérentes avec les idées régressives véhiculées par la société actuelle de consommation, il n’en demeure pas moins que certaines pratiques se diffusant dans la société accompagnent positivement l’éveil de l’homme contemporain. Nous pensons au développement des pratiques méditatives et énergétiques tels que le Yoga ou le Qi Gong, centrés sur la redécouverte d’une nécessaire vie spirituelle intérieure.

  • Le paradigme holographique

Ken Wilber a produit son essai en pleine période d’enthousiasme pour les découvertes de la nouvelle physique. Nous pensons aux théories holographiques, à la formalisation des figures fractales, à la modélisation numérique naissante permettant de visualiser les attracteurs étranges et les figures du chaos déterministe. Les vulgarisateurs ayant mal compris les théories de David Bohm sur l’ordre implié/implicite ou sur l’holomouvement semblent une fois encore tentés de réduire la réalité du niveau subtil de l’esprit à la réalité infime de la manifestation physique qui se situe dans le domaine des dimensions minimales de la physique quantique. On peut parler d’une nouvelle confusion Pré/Trans, basée sur la confusion entre l’Unitas et l’Alteritas, le minimum et le maximum, le point destination-source de l’évolution et le point d’éloignement maximum consécutif à l’involution.

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Les Trois yeux de la connaissance – partie III

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Om le Son originel – vue d’artiste

La cosmogonie de référence de Ken Wilber est manifestement d’inspiration hindouiste. Néanmoins, l’auteur parle d’une « philosophie éternelle » dont on pourrait dessiner les contours en dégageant les intuitions communes aux traditions de plusieurs époques et de plusieurs lieux. Citons Ken Wilber pour mieux comprendre la cosmogonie dont il se revendique :

Au « commencement » il n’y a que la Conscience en tant que telle, intemporelle, infinie et éternelle. Une ondulation est née dans cet océan infini, sans qu’on puisse en expliquer la raison par des mots. D’elle-même, elle ne pourrait se soustraire à l’infini, car celui-ci englobe toutes les entités. Cependant, cette ondulation subtile, s’éveillant à elle-même, oublie la mer infinie dont elle n’est qu’une expression. Elle se croit par conséquent séparée de l’infini, isolée, distincte.
Cette ondulation, très raréfiée est la région causale (niveau -5), le début même — aussi faible soit-il — de la vague de l’ipséité. A ce stade, elle est toujours très subtile, toujours « proche » de l’infini, toujours extatique.
Mais d’une certaine manière, elle n’est pas vraiment satisfaite, pas profondément paisible. Pour trouver cette paix ultime, l’ondulation devrait en effet retourner à l’océan, se dissoudre à nouveau dans l’infini radieux, s’oublier et se remémorer l’absolu. Pour ce faire, elle devrait mourir — elle devrait accepter la mort de son sentiment d’identité distinct. Or, cela la terrifie.
L’infini est tout ce à quoi elle aspire, mais l’épouvante qu’elle éprouve à l’idée de la mort nécessaire l’amène à rechercher l’infini par des moyens qui l’empêchent de le trouver. L’ondulation veut la libération et en même temps elle en a peur, elle arrange donc un compromis et un substitut. Au lieu de trouver la vraie Divinité, l’ondulation prétend être Dieu, cosmocentrique, héroïque, suffisante, immortelle. Non seulement c’est le commencement du narcissisme et de la bataille de la vie contre la mort, mais encore c’est une version réduite ou restreinte de la conscience, parce que l’ondulation ne fait plus un avec l’océan, elle essaie d’être elle-même l’océan.
Mue par ce projet Atman — la tentative pour atteindre l’infini par des moyens qui l’empêchent d’y parvenir, et qui lui imposent des gratifications de substitution — l’ondulation crée des modes de conscience toujours plus étroits, toujours plus restreints. Jugeant que le causal est moins que parfait, elle réduit la conscience pour créer le subtil (niveau -4). Trouvant en définitive, que le subtil n’est pas idéal, elle réduit une fois encore la conscience pour créer le mental (-3). Se heurtant à un nouvel échec, elle la réduit au plan pranique, puis au plan matériel, où, son désir d’être dieu s’épuisant, elle sombre dans un sommeil insensible.
[…]
L’objectif ultime de l’évolution — le mouvement de l’inférieur vers le supérieur — consiste à s’éveiller en tant qu’Atman, et donc à retenir la gloire de la création sans être forcé d’interpréter le drame de la souffrance du moi.

Concernant l’onde évoquée par Wilber, elle est à rapprocher du Son originel Om (), de l’arbre-éclair des Sephiroth dans la Kabbale ou encore du Verbe créateur dans la tradition chrétienne.

Nous pouvons également rapprocher la dichotomie évolution/involution de Wilber des yuga de l’hindouisme, de l’eschatologie judéo-chrétienne, des intuitions néoplatoniciennes de Nicolas de Cues sur le sens cosmique du Devenir, et plus généralement de toutes les spéculations ayant en commun de prédire à l’humanité une destinée divine.

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modèle cosmogonique de Nicolas de Cues (1401-1464)

Fort de cette interprétation, Wilber s’appuie sur un schéma supplémentaire pour expliciter les mécanismes à l’oeuvre dans l’ascension du moi vers l’éveil spirituel.

Dans l’activité du moi, Wilber distingue ses mouvements verticaux (évolution vers un état de conscience supérieure ou, au contraire, involution/régression) de ses mouvements horizontaux qu’il appelle des translations et qu’il définit avec beaucoup de pertinence comme « des dérivés tangentiels de facteurs de transformation, c’est-à-dire des compromis de pulsions évolutives et involutives ».

Le moi se comporte comme un système et un ensemble de fonctions visant à observer le respect des grands principes garants de la vie. Parmi ceux-ci : les principes de persistance, de résonance et d’adaptation, notamment. Le soucis de respecter ces grands principes constitue le contenu de l’activité du moi. Le développement spirituel de l’individu reflète le niveau sur lequel le moi s’est attaché : moi pléromatique pré-natal lors de la gestation, moi corporel post-natal, moi syntaxique lors de l’acquisition du langage, moi symbolique lors de l’acquisition du culturel et du contextuel etc.

L’activité horizontale du moi peut être définie par la dichotomie préservation/altération. La préservation consiste à consolider la structure sur laquelle le moi s’est établi. L’altération répond à un principe d’activité nécessaire au réajustement permanent et à l’adaptation vis-à-vis d’un environnement en perpétuel changement. La dichotomie préservation/altération constitue une dialectique dont l’un des enjeux est la pérennisation, et l’autre enjeu l’évolution. A ce titre, il faut distinguer deux types de préservation et deux types d’abandon :

  • La préservation dans son versant positif consiste à vouloir prolonger l’existence et est indissociable d’une aspiration et d’un élan de la personne vers un retour à l’Unitas (principe évolutif). On peut rapprocher cet élan de la notion chrétienne d’Agapè.
  • La préservation dans son versant négatif consiste en un attachement excessif à son identité et au poids excessif de l’instinct de préservation. C’est envers cet attachement excessif que les bouddhistes nous mettent en garde lorsqu’ils nous parlent du passage de l’ego par la mort symbolique pour se hisser sur des  structures de conscience de niveau supérieur. On peut parler d’une renaissance du moi, d’une élévation vers des niveaux plus saturés d’Être. Cette renaissance a pour corollaire le deuil de l’ego envers ce qui l’attache de façon excessive à son état de développement présent, dans une logique de relativisation plutôt que de reniement.

De la même façon, il existe un versant positif et un versant négatif à l’abandon. Il ne faut donc pas confondre le deuil nécessaire – une sorte de petite mort – que doit mener l’ego pour évoluer vers des niveaux de conscience plus élevés ; avec l’anéantissement ou encore la pulsion de mort thanatos identifiée par Freud, qui constitue une aspiration à la régression, une pulsion mortifère, une involution, une chute en direction de l’Alteritas qui se situe, d’un point de vue  chronologique comme évolutionnaire, derrière nous.

Considérations sociales sur la base du modèle de Wilber

Cette distinction de Wilber entre les versants positifs et négatifs des deux notions respectives de vie et de mort, de préservation et d’altération, nous fait penser aux débats – à moitié légitimes, à moitié absurdes – qui opposent régulièrement les tenants de la conservation et les tenants du progrès au sujet des valeurs ou des normes sociales. Nous considérons, selon la grille de Wilber, que les deux camps ont à moitié raison et à moitié tort dans leurs idées et arguments. Ainsi, vouloir conserver les règles de fonctionnement sociales qui ont fait leurs preuves apparaît légitime, mais le camp progressiste n’a pas tort de revendiquer l’évolution de certaines de ces règles lorsqu’elles sont la source de souffrances ou d’injustices flagrantes. A contrario, les progressistes ont tort de considérer que le changement soit nécessairement bon et que l’on puisse rester sourds aux conservateurs les mettant en garde devant l’aspect illusoire ou même contre-productif de certains changements.

Prenons l’exemple simple et bien connu de la libération sexuelle de l’après-guerre. Lorsqu’un camp reproche à l’autre de maintenir la femme dans la soumission systématique à l’autorité patriarcale, il a en partie raison, mais aussi en partie tort lorsqu’il refuse d’entendre les avertissements du camp opposé quant aux risques de troubles psychiques induits par cette libéralisation des mœurs auprès des personnes les plus influençables ou les plus fragiles. Nous pensons en premier lieu aux enfants ou aux adolescents. Lorsque le camp conservateur reproche à l’autre de conduire une politique de déstructuration du noyau familial, il a en partie raison sur le constat et en partie tort de refuser toute émancipation de la femme au nom d’un tel danger, tout réel qu’il fût. Comble de l’ironie, les camps s’opposant pour des raisons à moitié bonnes et à moitié mauvaises opposent souvent au camp d’en face les mauvais arguments de leur cause, si bien que les querelles opposant les uns et les autres s’avèrent stériles et sans fin. Or si chacun raisonnait de façon plus nuancée en acceptant l’ambivalence du conservatisme et du progrès, une voie d’entente et de mise en mouvement commune serait possible, sauf que les passions s’en sont mêlées…

Ce schéma, nous pouvons aussi le décliner aux traditions. Les dépositaires des différentes traditions nous mettent souvent en garde face aux risques d’hérésies, de spéculations gratuites ou de manipulations de concepts en dehors de leurs contexte. Tout libre penseur peut se retrouver enchevêtré dans un bric-à-brac de pensées à force de pratiquer une philosophie à la carte dans laquelle il est le seul à se retrouver. Néanmoins, et même si ces approches en dehors des sentiers battus s’avèrent périlleuses et la plupart du temps infructueuses ; elles sont aussi le prix à payer pour retrouver ou garder vivant les intuitions premières des fondateurs de ces grandes traditions. Loin d’être un chemin de spéculation conduisant nécessairement à leur altération, la pensée libre s’autorisant le rapprochement analogique et l’interdisciplinarité est aussi cette opportunité pour les traditions de s’actualiser tandis qu’elles ont tendance à s’altérer dans le temps. On prendra pour exemple la religion chrétienne et ses dérives successives au cours de son histoire, conduisant à un dogmatisme apportant des réponses étonnamment précises ou catégoriques là où la suspension du jugement devrait constituer la règle…

Si l’homme est capable d’illumination au travers de ses trois yeux de chair, de raison et de contemplation, c’est aussi parce qu’il est à l’image de la Création, et donc capable de renouer avec le sens de celle-ci. A ce titre, Il faut croire en la capacité des hommes à discerner  l’universel du circonstanciel, l’évolution de l’involution, le juste du faux ; au-delà des écrans de fumées et des erreurs catégorielles se logeant dans les systèmes d’idées de chaque époque. La tradition et la Tradition s’inscrivent dans un jeu dialectique, et le sage authentique en est l’arbitre et le gardien. Ken Wilber aura contribué, à sa belle façon, à porter l’enjeu.