La vie à tout prix

La vie à tout prix, tel semble être le leitmotiv des gouvernements face à l’épidémie Covid-19. Port du masque obligatoire dans les lieux publics, restriction des visites à nos proches, fermeture des lieux associatifs, couvre-feu sur les villes et les campagnes… que penser d’une époque où l’on ferme les librairies tandis que des consommateurs sans tête se ruent au supermarché pour dévaliser les rayons du papier hygiénique ?

Le nombre de décès par infection au Covid-19 se situe loin dans la liste des causes de mortalité en 2020… quand bien même il ne le serait pas, les mesures prises en son nom peuvent-elles justifier que l’on réduise l’existence au seul fait de maintenir à tout prix la vie ? Lorsqu’on ne peut que survivre sans vraiment vivre, on l’accepte faute de mieux. Lorsqu’on ne peut que vivre sans vraiment exister, on l’accepte faute de mieux. Qu’est-ce qui, aujourd’hui, nous maintient dans une petite économie de la vie, en-deçà des élans grandioses de l’existence ?

A la question du sens que nous donnons à notre vie pour en faire une existence, les réponses peuvent varier : Salut de l’âme pour les uns, attitude éthique la plus élevée qui soit dans un monde sans arrière-monde pour les autres… aucune de ces options ne semble pourtant appartenir à l’horizon de nos dirigeants. Nos sociétés sont guidées par les impératifs économiques et comptables, les indicateurs de performance.

Lorsque Socrate a bu la ciguë à l’issue de son procès, il pouvait encore fuir la cité et vivre ses dernières années en dehors d’Athènes, il a pourtant choisi de mener jusqu’à son terme son existence au mépris de sa vie. Il est resté dans nos mémoires comme un homme dont l’attitude fut suffisamment conforme à ses paroles pour que celles-ci soient commentées et méditées au fil des siècles, jusqu’à nos jours.

Socrate ou le choix de l’existence

Combien d’entre nous verront leur avenir hypothéqué par une société leur faisant porter le poids d’une dette encore aggravée par cette crise ? Combien feront le choix d’en finir avec une vie soufflée par les vents mortifères de la précarisation, de la solitude ou de l’isolement, y compris dans ces établissements où l’on restreint drastiquement les visites aux anciens ? Les mesures sanitaires actuelles sont pourtant censées les protéger…

On laisse donc partir nos aînés selon un service funéraire minimum alors que l’accompagnement des défunts est un temps privilégié pour rassembler les proches et perpétuer, dans la mémoire de ceux qui restent, la mémoire de celui qui part. Ce choix politico-administratif est peut-être celui qui, parmi tant d’autres, est le plus inacceptable et le plus obscène. Le rite funéraire est l’acte ancestral qui distingue l’homme de l’animal, nous voici donc ramenés à la vie des bêtes au nom du principe sanitaire.

La pesée des cœurs dans le rite funéraire égyptien

Les suspensions des cérémonies religieuses et des rites quels qu’ils soient, des instants de communion collective autour d’un spectacle ou d’un art vivant, des accès aux musées, aux bibliothèques, à tous les lieux de culture et de savoir… sont autant d’atteintes à ce qu’il y a de plus humain en nous. Quant aux masques qui cachent partout ces miroirs de l’âme que sont les visages, ils sont un élément supplémentaire de déshumanisation.

La vie à tout prix au mépris des élans de l’existence est une éthique de mort, tout comme le principe de précaution auquel il fait écho et qui est dramatiquement consigné dans notre Constitution. C’est à cette éthique que répondent toutes ces mesures visant à sauver des vies au mépris des conditions permettant de hisser celles-ci à la hauteur d’existences qu’en comparaison de nos quotidiens masqués et confinés, on oserait presque qualifier de réussies.

Les gnostiques, les Sans Roi

Pacôme Thiellement

Dans La Victoire des Sans Roi, les réflexions de Pacôme Thiellement virevoltent, elles sont exubérantes et inspirées, parfois sophistiquées. Et puisque c’est dans les détails que se loge le Diable, ce copain-comme-cochon du Démiurge…. eh bien plongeons-nous dedans !

Sans Roi, c’est cet autre nom attribué aux gnostiques se faisant les témoins de la véritable divinité, celle qui est ineffable et sans pouvoir dans le monde. Les Sans Roi ont un visage et un nom : Marie de Magdala, le secret amour de Jésus ; le poète Rûmî, le gnostique Basilide, l’écrivain William Blake. Et Pacôme d’ajouter : David Bowie, Franck Zappa, John Lennon.
Alors c’est vrai, j’aime beaucoup Bowie… mais impossible pour moi de l’assimiler à un poète soufi ! Franck Zappa en a sorti des bonnes et des impayables oui, c’est vrai… mais je ne le comparerais pas à un mystagogue du temps des premiers chrétiens ! Quant à John Lennon, il avait la réputation d’être un sale con violent avec les femmes, ça devrait suffire pour en finir avec la figure christique qu’on lui a vite établi. Lennon était plus certainement en phase d’inflation psychique lorsqu’il fut assassiné par un fou de Dieu, et la légende fut scellée.
Alors non, non, non Pacôme, j’ai beau tourner l’idée dans tous les sens, mettre sur un même pied les gnostiques et les figures marquantes de la pop cultur de ton enfance, dans ma tête c’est… does not compute !

 » John Lennon dira à Maureen Cleave, en mars 1966 : « Le christianisme s’en ira, se dissipera, rétrécira. Aujourd’hui, nous sommes plus grands que le Christ. Jésus était très bien, mais ses disciples étaient épais et ordinaires »

Les Pères de l’Eglise s’étaient fixés pour mission d’établir une frontière entre les bons chrétiens (les futurs catholiques) et les mauvais chrétiens (les gnostiques), les bons Evangiles (synoptiques) et les mauvais Evangiles (apocryphes), la bonne compréhension de la parole de Jésus (catholique exotérique) et sa compréhension mauvaise (gnostique ésotérique). On comprend le souhait des Pères de l’Eglise de construire un christianisme cohérent depuis la figure de Jésus, comme le firent d’autres courants gnostiques. On comprend moins ce désir d’établir un monopole sur sa parole au risque d’employer des moyens que Jésus lui-même aurait combattu.
Attribuer le qualificatif de Seigneur à Dieu, par exemple, c’est prendre le risque de le confondre avec le Démiurge, cette puissance du Ciel inférieur qui désire notre ferveur exclusive contre ses bons services : rachats en tout genre, réduction de délais des mises au piquet, rémission des péchés contre promesse qu’on ne nous y prendra plus. Avec les Pères de l’Eglise, nous sommes déjà loin de l’exemple des Pères antérieurs, ceux qui méditaient dans le silence du désert. Irénée de Lyon, nouveau pharisien ?

« Evêque du IIème siècle, Irénée de Lyon ajoute dans sa somme Contre les Hérésies que Simon a précédemment « acheté » sa femme dans un bordel de Tyr. Cette femme, c’est Hélène, qui accompagne Simon dans tous ses périples et que ce dernier présente comme la Grande Pensée De Dieu : symbole de l’âme jadis captive dans la matière et désormais libérée de l’esclavage des mauvais anges.
« Leurs mystagogues vivent dans la débauche, et d’autre part, s’adonnent à la magie » écrit Irénée, qui est le premier à présenter les concurrents de l’Eglise chrétienne comme une bande de priapiques baisant comme des lapins »

Dans sa volonté de jeter l’anathème sur les dissidents de l’Eglise, ces Pères ne se privèrent pas de procès hâtifs. On avait fait à Simon le Magicien une réputation d’usurpateur ; le prophète Mani – à qui l’Eglise attribua le mal-nommé manichéisme – ne concevait pas l’existence terrestre en noir et blanc mais au contraire comme un moment de rencontre et de mélange de la nuit et de la lumière, de l’esprit et de la matière. Mani admettait la possibilité d’une médiation et d’un dialogue pour toute rencontre, il était un prophète de la nuance.
Ironie du sort, c’est l’Eglise qui s’est éloignée de la pensée subtile de Mani en recourant à la scolastique et à la dogmatisation, bien commodes pour tracer la frontière entre les « bons ceci » et les « mauvais cela ». Elle développa le principe du tiers-exclu, ce schéma de pensée qui permit de justifier plus tard l’hégémonie et l’ingérence de l’Occident. « Hors de l’Eglise, point de salut ». « Soyez avec nous ou vous serez contre nous »… on connait la musique et on connait la suite.

Le prophète Mani (IIIème siècle après J.-C.)

« La stratégie promotionnelle du christianisme primitif reste la base de toute la politique extérieure occidentale à ce jour, de la colonisation au « devoir d’ingérence » ou à la « politique des droits de l’homme ». Et elle peut être résumée ainsi : non seulement les autres pays sont politiquement arriérés, mais ils démontrent que notre système est le seul universel et cela exige que nous le leur imposions par la force »

L’Eglise ne fut malheureusement pas la seule à s’éloigner de la vision nuancée de Mani. Les cathares, bien que les premières victimes de l’Inquisition, avaient une conception sans joie de l’existence terrestre. On peut déplorer le sort injuste qui leur fut fait, mais leur statut de victime de l’histoire tend à donner une vision romantique de leur véritable mode de vie. Pour les cathares, l’existence terrestre était une prison dont il fallait se libérer pour trouver dans un Arrière-monde une issue à la souffrance. Et pourtant, il est possible que les épreuves de l’existence soient nécessaires pour nous inculquer – hélas dans la douleur – ce que nous ignorons encore de notre sagesse précédemment acquise. Amor Fati.

« Les Cathares vivaient dans le Royaume. Ils avaient réalisé le projet de Jésus et, quel que fut l’atrocité de leur extermination, il faut imaginer qu’ils n’en ressentirent pas la violence de la façon dont nous pouvons la ressentir. Ils n’eurent pas peur de l’ennemi qui se dresse devant eux et, ayant vaincu toute parole terrestre, ils savaient qu’ils iraient dans le lieu où il n’y a ni autorité ni tyran. La frontière entre les mondes étant dissipée, le passage de la mort ne pouvait sans doute pas les atteindre comme il pouvait effrayer un monothéiste ou un athée »

Si l’existence de règles, de cadres et de lois est immoral en soi, alors il ne serait pas moral de s’y conformer. Mais si les lois et les grands principes sont une donnée du cosmos, alors il serait vain de vouloir situer notre action en dehors de ce cadre prédéterminé, ni bon ni mauvais mais plus simplement… qui est.
Plutôt que maudire le temps et tourner d’emblée notre regard vers l’éternité, vaut-il mieux accepter la partie que nous avons à jouer au coues de l’existence. Plutôt que maudire le karma en lui attribuant un nom expiatoire et les pensées mauvaises d’un Démiurge, vaut-il mieux accepter ce grand principe de causalité qui, quoi que l’on fasse, finit toujours par s’imposer à nous.
Mener un combat pour s’affranchir de toute nécessité serait, si celui-ci était en réalité perdu d’avance, la meilleure façon de nous jeter dans le désespoir, les désillusions, c’est-à-dire dans les bras du Diable tant honni. Vertu du non-agir.

« Pour un disciple du Sauveur, ce monde est une prison de mort dans laquelle le Démiurge nous a enfermés.
[…] Tous les adversaires du christianisme primitif pensent que « la vie sur Terre est mauvaise ». Cela ne nous ôte pas toute responsabilité dans nos misères, mais cela déplace celle-ci. Notre responsabilité vient du fait que nous puissions accepter le caractère inacceptable de ce monde »

J’avais prévu une chute désopilante dans laquelle j’aurais cultivé mon image de celui à qui on ne la fait pas, parce qu’avec Pacôme, on a parfois l’impression que… tout le monde il est gnostique ! Et puis ça m’a gonflé.
Même si j’aurais des réserves sur l’ancienne vie rêvée des cathares, même si j’aurais des réserves sur une victoire prochaine des Sans Roi, même si j’aurais des réserves sur les visages à qui Pacôme prête ce nom… je le remercie pour son ouvrage plein de cet espoir dont nous avons tous besoin.  


Le Metal expliqué aux profanes

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Le groupe italien Lacuna Coil en concert (2017)

Aucune explication de texte ne fera aimer l’univers Metal à qui ne s’y montre pas réceptif. Ses détracteurs, on le sait, considèrent le genre comme d’inspiration satanique. Les amateurs de Metal connaissent pourtant l’ambiance gentiment potache régnant au sein d’un public venu se ressourcer au rythme des riff et des infra-basses, loin du tableau maléfique que d’aucuns voudraient à tout prix dresser de lui.

La musique Metal s’instaure en conjuratrice de la violence plutôt qu’elle ne s’en fait la prescriptrice, et possède vis-à-vis de celle-ci les mêmes vertus cathartiques que les tragédies grecques antiques vis-à-vis de la pitié et de la crainte. Loin de mettre en scène complaisamment une situation humaine qui tourne mal, la tragédie explorée par les grecs faisait œuvre de mimêsis et de thérapie pour le spectateur. Soigner le mal par le mal, combattre le feu par le feu, plonger dans l’obscur pour y déloger de façon paradoxale une lueur libératrice qu’aucun autre genre musical ne saurait produire… tel est l’esprit de la musique Metal.

S’il fallait comparer le mauvais procès fait au Metal à d’autres réquisitoires, on penserait aux rituels des morts présents dans nombre de cultures du globe avant qu’ils ne furent étouffés par l’acculturation initiée par les monothéismes et leur propension à uniformiser les sensibilités, les mœurs, les canons et les formes. Les fêtes des morts ne tirent pourtant par leur source d’une fascination pour le néant mais plutôt d’un besoin de commémoration pour les âmes des défunts.

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Fête des morts – Día de muertos – au Mexique (2017)

Nous pourrions également comparer ce procès au refus des mystères de l’ombre de notre modèle actuel de civilisation basé sur l’évidence des Lumières, qui a pourtant produit ses propres dérives : principe de précaution poussé jusqu’à bannir toute forme de risque alors que vivre, c’est parfois risquer ; impératif de transparence contre-productif et générateur de malaise ; hygiénisme incitant chacun à mener une existence aseptisée sans couleur ni saveur ; expurgation de tout excès lié à la fête par nature ambivalente et dionysiaque ; négation des forces liant l’homme à la nature. Comment s’étonner dès lors de la recrudescence des extrémismes et des pratiques extrêmes en tout genre faisant office de chambres de compensation pour les névroses se développant à l’ombre d’un vitalisme étouffé ?

Le Metal, assigné au rôle de mauvais clown par la scène musicale officielle, n’en finit pourtant pas de remporter succès après succès auprès d’un public invisible mais fidèle et nombreux, comme un hommage du fatum à la morale toute faite, comme un rappel des profondeurs à l’aplat de la raison, comme la rançon due par la pensée à ce qui demeure impensé.

Long live Metal !

Chère Anna

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Anna de Noailles (1876-1933)

Chère Anna, tu as demandé au cosmos de se pencher sur toi comme tu t’es penchée sur lui pour l’embrasser. Ce vœu, tu l’as aussi adressé aux éléments qui t’ont relié à lui : au jardin féerique de ton enfance, à l’horizon sur le Léman, aux campagnes de l’Île de France, aux hommes.

J’écris pour que le jour où je ne serai plus
On sache comme l’air et le plaisir m’ont plu,
Et que mon livre porte à la foule future
Combien j’aimais la vie et l’heureuse Nature.

Chère Anna, la nature est belle en elle-même, mais combien sommes-nous à le savoir ? Tu nous a révélé sa majesté, à moins qu’elle ne soit majestueuse du regard que tu as posé sur elle ? Est-ce la nature que nous aimons à travers toi, ou bien est-ce toi que nous aimons à travers les descriptions habitées que tu as su en faire ? Ton talent fut de nous faire aimer les deux conjointement alors que sans toi et, c’est vrai, en l’absence d’un petit poète en nous pour te faire écho, nous croiserions l’une et l’autre avec l’indifférence de notre regard placide et désabusé.

Attentive aux travaux des champs et des maisons,
J’ai marqué chaque jour la forme des saisons,
Parce que l’eau, la terre, et la montante flamme
En nul endroit ne sont si belles qu’en mon âme !

Chère Anna, tu as eu le courage d’aimer et d’accepter la souffrance découlant de ce choix. Rien de plus simple que de renoncer aux élans de l’amour pour se satisfaire d’un confort benêt. L’amour et le bonheur sont-ils conjointement possibles ? Durablement possibles ? Seulement possibles ? Oui… parfois, éluderais-je.  A ces questions, tu as apporté une myriade de réponses plutôt qu’une seule qui soit catégorique, définitive et donc décevante. Tu as accepté de mettre ton cœur à nu et à vif pour te livrer aux vérités de l’amour et aux mensonges mondains. Qui dit vrai ? Qui ment ? Est-ce celui ou celle qui n’a pas tout dévoilé au nom du devoir supérieur de bienveillance envers son bien-aimé ou sa bien-aimée ? Est-ce celui ou celle qui livre tout et ne cache rien au nom d’une transparence virant à l’obscénité ? Plus rien n’est simple, et les esprits les plus raisonnables auront tôt fait d’y perdre la raison. Si nous sommes ici-bas pour apprendre, tourner le dos à l’amour constitue une faute. S’y livrer pour mener bataille un devoir.

J’ai dit ce que j’ai vu et ce que j’ai senti,
D’un cœur pour qui le vrai ne fut point trop hardi,
Et j’ai eu cette ardeur, par l’amour intimée,
Pour être après la mort, parfois encore aimée.

Chère Anna, il est écrit dans les Évangiles que toute demande sera exaucée si elle est sincère. Bien sûr, tu n’étais pas chrétienne. La rédemption pour cause de faute originelle t’était une idée étrangère, avec raison je crois. Si la douleur est indissociable des plaisirs de l’existence, alors il faut se rallier au mysticisme païen dont tu fus la porte-parole malgré toi. Mais comment expliques-tu cet élan gratuit faisant répondre positivement un homme du futur à ton appel ? De quelle gratuité cet élan est-il le nom ? Et s’il s’agissait de cet amour inconditionnel dont nous parle les Évangiles ? Inconditionnel mais centré sur ta personne, me répondras-tu. Il se dit dans les milieux gnostiques que Jésus lui-même avait une favorite parmi ses fidèles. Marie-Madeleine, treizième apôtre ? Un amour impersonnel est-il envisageable ? Tu as aimé la nature mais ne l’as-tu pas toi-même personnifiée pour en faire ses louange parfois naïvement ? Un amour personnel est-il à la hauteur de ce vers quoi peut nous hisser ce sentiment ? Tu as aimé les hommes mais ne les as-tu pas toi-même idéalisés, au risque de rabaisser un si grand sentiment au seuil de la seule passion ?  Foin de philosophie.

Et qu’un jeune homme, alors, lisant ce que j’écris,
Sentant par moi son cœur ému, troublé, surpris,
Ayant tout oublié des épouses réelles,
M’accueille dans son âme et me préfère à elles…

Chère Anna, je suis d’une époque où les hommes et les femmes se tutoient, même lorsqu’ils ne sont pas amants. Toi qui fut d’une lignée aristocratique dont ton époque portait encore les repères ; toi qui appartenait en chair et en esprit à cette aristocratie qui fut balayée par les idées de progrès et d’émancipation que, par bonté et peut-être aussi par candeur, tu appelais de tes vœux… pouvais-tu imaginer que ton oeuvre tomberait dans l’oubli et l’indifférence à la faveur de la démocratisation des sensibilités, c’est-à-dire de leur épaississement jusqu’à la grossièreté ? Aujourd’hui, tu sais, la poésie que tu chéries tant est devenue un petit univers rempli de semi-habiles pérorant à huis-clos. Si, de ton temps, la poésie était une production aristocratique s’adressant au plus grand nombre, elle a désormais coupé tout lien avec le Sacré et conjointement avec les masses qu’elle maintenait à son contact. Mais puisque j’ai la faiblesse de croire en l’universalité et en l’éternité du Beau, l’éclipse de ton oeuvre ne devrait être que temporaire, et le temps de la fausse lumière est compté pour ceux qui ont continué à produire en acceptant de se plier aux idées mortifères de l’air du temps : la déconstruction, le nihilisme, l’errance, la honte de soi.

Chère Anna, ta postérité sera-t-elle ta reconnaissance ? J’ai l’insigne honneur de faire partie de ceux qui, selon tes vœux, sont capables de te reconnaître et de t’aimer. Tu as survécu et tu survivras.

En savoir plus avec la thèse de Marie-Lise Allard :

 Anna de Noailles, entre prose et poésie

Emil Cioran

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Emil Cioran (1911-1995)

Emil Cioran est un mystique à sa façon. Lorsqu’il a pris la plume pour coucher ses aphorismes dans Syllogismes de l’amertume, c’est pour nous signifier que l’écriture ne sert à rien, ou à si peu. Si l’on tombe d’accord avec l’ami Cioran sur le constat, que répondre ? Devant ce paradoxe, un commentaire est-il seulement envisageable ?

Dépouiller la littérature de son fard, en voir le vrai visage, est aussi périlleux que déposséder la philosophie de son charabia.

Il est courant de constater que plus un texte est long, moins il est bon. La nature répond au principe d’économie, il devrait en être de même pour la littérature, cette forme d’expression de la vie des idées. Le meilleur des textes ne devrait jamais contenir un mot supplémentaire qu’en tant que de besoin pour ce qu’il entend signifier. Emil Cioran nous prévient : la philosophie, les systèmes de pensées, versent souvent dans le trop-plein de mots et tournent au verbiage. Tout système de pensée exhaustif fait aveu d’échec par son exhaustivité même.

La poursuite du signe au détriment de la chose signifiée ; le langage considéré comme une fin en soi, comme un concurrent de la « réalité », la manie verbale, chez les philosophes mêmes ; le besoin de se renouveler au niveau des apparences ; – caractéristiques d’une civilisation où la syntaxe prime l’absolu, et le grammairien le sage.

S’il fallait selon ce point de vue établir une hiérarchie de tout ce qui s’écrit alors la philosophie – ainsi que les sciences et les humanités – feraient partie des écrits de l’adolescence de l’âme, où celle-ci fait l’expérience des premiers émois de la pensée qui s’ouvre et se structure. Le philosophe ayant passé sa vie à construire un système complet n’aurait, à ce titre, pas su franchir ce premier âge de la réflexion. L’âme qui s’élève est censée retrouver la simplicité qu’elle avait tantôt quittée à la faveur de la fin des certitudes l’ayant conduit sur le chemin du doute et du questionnement.

Nos flottements portent la marque de notre probité ; nos assurances, celle de notre imposture. La malhonnêteté d’un penseur se reconnait à la somme d’idées précises qu’il avance.

Si la pérennité d’un texte reflète sa valeur, il faut bien constater que c’est l’aphorisme poétique qui a le mieux traversé les siècles et les millénaires. On pense aux textes bibliques, à ses paraboles et à ses psaumes ; aussi aux Gitas hindous et plus encore à l’antique Tao Te King, ce traité parmi les plus anciens et les plus profonds de la sagesse universelle. Par la simplicité et la fulgurance de ses aphorismes, on sent Emil Cioran s’approcher parfois d’une telle hauteur de vue.

Point de salut, sinon dans l’imitation du silence.

Cioran semble néanmoins assimiler la tragédie de l’existence au point de destination vers lequel celle-ci nous destine. Si la plénitude est le dépassement de tous les états de la pensée, alors elle ne saurait se réduire à cette lumière puissante mais exclusivement sombre qui éclaire ses intuitions. On ressent dans les considérations de Cioran comme un manque de cette pleine lumière sous laquelle un autre hymne est possible : celui dédié à la joie. Si l’optimisme béat maintient celui qui s’en contente à  la surface de l’existence, la posture de l’écrivain maudit se complaisant dans le tourment a-t-elle pour autant plus de sens ? Etait-ce le cas de Cioran ? Pas nécessairement, je me contenterai d’évoquer ce sentiment diffus à sa lecture.

Avec un peu plus de chaleur dans le nihilisme, il me serait possible – en niant tout – de secouer mes doutes et d’en triompher. Mais je n’ai que le goût de la négation, je n’en ai pas la grâce.

La littérature sert-elle à quelque chose ? Elle ne sert à rien, nous dit Michel Houellebecq dans la veine d’un Cioran. Les beaufs devant l’éternel se sont toujours instinctivement détournés de ce qu’ils considèrent comme un univers de vains jargonnages, de concours de postures. Ont-ils entièrement tort au regard des compétitions de petits egos auxquels se livrent parfois les écrivains de salon ou de plateaux télés ; voulant nous faire croire que c’est dans la littérature – c’est-à-dire dans leurs propres œuvres – que se loge la supérieure vérité des choses ? Assurément, Emil Cioran n’est PAS de cette race d’hommes.

Le « talent » est le moyen le plus sûr de fausser tout, de défigurer les choses et de se tromper sur soi. L’existence vraie appartient à ceux-là seuls que la nature n’a accablé d’aucun don. Aussi serait-il malaisé d’imaginer univers plus faux que l’univers littéraire, ou homme plus dénué de réalité que l’homme de lettres.

Et si la vérité au sujet de la littérature se trouvait quelque part entre la stupide évidence des uns et l’entourloupe sophistiquée des autres ? J’ai envie de croire que la littérature est cette béquille grâce à laquelle il est donné à tous les estropiés de la vie de réapprendre à marcher. Ceux qui n’ont pas ressenti l’envie ou le besoin de s’y aventurer ne s’engageront jamais dans cette entreprise faite de réflexion et d’effort, que l’on accomplit d’abord sur un texte pour ensuite la mener sur soi-même, selon une dynamique qui porte un nom et qu’on appelle parfois… la destinée humaine. C’est en cela que l’on peut encore accorder quelque crédit à la littérature. Et si l’un de ses grands buts n’est pas d’assurer une rente de situation à quelques philistins, mais bien de nous éduquer à vivre pleinement, alors il est possible de concevoir un dénouement heureux à une telle entreprise, même après la lecture des aphorismes pessimistes mais ô combien profonds – et salutaires pour la littérature et la civilisation de l’écrit – de Cioran.

 

Hank

buko_03Faut-il être né les deux pieds dans la merde pour souhaiter en sortir, n’ayant pas d’autre option que celle de la réussite ? C’est la question que se pose l’écrivaillon semi-habile en lisant Bukowski, et qui se rêve en auteur à succès. Réussir ou mourir… pour un Buko miraculé, combien sur le carreau ?…

Ne pas s’éterniser au fond de la merde, parce que même si la merde est une bonne école, on en connaît qu’elle a engloutis pour toujours.

– Contes de la folie ordinaire

Ah, qu’il est bon, le petit confort bourgeois qui nous maintient loin des galères, en même temps qu’il assoupit toute envie de se surpasser ! Face à l’adversité, tout le monde ne réagira pas avec l’énergie et l’humanité d’un Buko, tout écorché et désespéré qu’il fut dès les débuts de sa vie. Vu des quartiers tranquilles, tout ce petit monde grouillant de misère matérielle et morale – et dont Buko est issu -, se ressemble. Si Buko parle à tous ceux qui se reconnaitront dans sa chienlit, je crois pouvoir dire que les âmes véritablement bonnes sauront aussi trouver en lui un de leur semblable. La vie distribue ses cartes, heureux ceux qui sauront reconnaître les hommes capables de faire d’un tas de boue un peu d’or, c’est le signe qu’ils ne sont pas totalement perdus pour leur prochain !

Un être libre, c’est rare, mais tu le repères tout de suite, d’abord parce que tu te sens bien, très bien quand tu es avec lui.

– Nouveaux contes de la folie ordinaire

On dit souvent que le succès est le fait d’un malentendu. L’écrivain et son public se rencontrent dans la mesure de toute rencontre possible, un peu comme en amour. Comme dans un poème de Kipling, Buko a rencontré triomphe aprés défaite – ces deux mensonges – d’un même front. Le succès peut rendre con, il semble pourtant que l’ami Buko soit resté fidèle à lui-même, traversant l’existence comme un roc malmené mais comme un homme, envers et contre tout. Pas de revirement de vie, pas de rancoeur ni de revanche à prendre sur le reste du monde, mais peut-être une mélancolie pour toutes ces galères passées, indélébiles, que l’on peut lire dans ce regard de chien battu parfois volé par l’objectif.

un homme finit toujours par ne plus supporter la souffrance.

– Journal d’un vieux dégueulasse

Si le succès n’a pas changé Buko, c’est peut-être qu’au fond de son trou, il a trouvé le véritable trésor d’une vie réussie, la véritable source de toute joie : aimer, donner, exulter, s’enivrer, batailler ; ainsi que leur déclinaison à la portée des hommes et des chiens : baiser, jouir, se bourrer à en gerber, bastonner jusqu’à l’effondrement… et puis se relever. Vivre l’existence de façon pleine et entière, à sa propre façon.

Ta vie c’est ta vie, ne la laisse pas prendre des coups dans une moite soumission. Guette, il y a des issues, il y a une lumière quelque part, ce n’est peut-être pas beaucoup de lumière mais elle brise les ténèbres. Guette, les dieux t’offriront des chances. Connais-les, prends-les, tu ne peux pas battre la mort mais tu peux battre la mort en vie, parfois, et plus tu apprendras à le faire, plus il y aura de lumière. Ta vie c’est ta vie, sache-le pendant qu’elle t’appartient. Tu es merveilleux, les dieux attendent de se réjouir en toi.

– Le coeur riant

Lire Buko, c’est un peu vivre tout cela par procuration, tout en restant au milieu des trouillards engoncés dans leur petit confort dont Buko se moquait gentiment. Merci pour tout, l’ami.

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Charles ‘Hank’ Bukowski (1920-1994)

C. G. Jung à l’épreuve de l’histoire – Jung et son époque – Partie I

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Carl Gustav Jung (1875-1961)

Au début de XXème siècle, Carl Gustav Jung s’est penché sur les fondements de la nature humaine sous l’influence du scientisme de son époque d’une part, et d’autre part du contexte familial et religieux de son enfance. Le jeune Carl Gustav se destina à la médecine pour s’intéresser plus tard à d’autres vastes champs d’études de la psyché humaine tels que le symbolisme, la mythologie, l’univers des rêves et de la vie inconsciente, l’examen des phénomènes médiumniques et paranormaux.

En esprit libre et entreprenant, Jung se rapprocha dès 1906 de Sigmund Freud et de ses travaux novateurs sur la psyché. Jung saura reconnaître la valeur des travaux de Freud, son aîné de vingt ans, qu’il considérera longtemps comme un maître et un mentor. L’histoire raconte que les désaccords latents qui firent s’éloigner plus tard les deux penseurs affleurèrent dès le début de leur rencontre. Néanmoins, l’un et l’autre eurent grand intérêt à reconnaître leurs travaux respectifs, tant pour asseoir la psychiatrie naissante dans les milieux académiques que pour l’enrichissement mutuel que leur procuraient leurs recherches.

S’il faut dresser un bilan comparé des travaux de Freud et de Jung, alors on peut dire d’une certaine façon que le disciple Jung a dépassé le maître Freud. Il ne s’agit pas de nier la portée révolutionnaire des travaux de Freud sur la vie et le fonctionnement de l’âme mais d’estimer que celui-ci ne s’est pas toujours donné les moyens d’universaliser son propos. Freud semble ne pas avoir été capable du décentrage nécessaire pour questionner la portée des explications qu’il apporte aux phénomènes psychiques qu’il découvre et étudie.

La question de la libido fut par exemple un grand point de désaccord entre Jung et Freud. Là où Freud voit dans la pulsion sexuelle le moteur unique de la libido, Jung se montre plus nuancé. La libido ne se résumerait pas à la pulsion sexuelle mais serait la composante d’une énergie plus globale animant la personne, dont l’imagination créatrice ferait aussi partie.

Au sujet de la religion : là où Freud voit dans celle-ci une sublimation des forces inconscientes animant la personne pour trouver une issue à sa névrose, Jung n’adopte pas la position inverse mais suspend plutôt son jugement sur une question dépassant le cadre d’une étude scientifique aux limites bien comprises. Pour Jung, le scientifique est en droit légitime de se pencher sur l’imago dei en l’homme, mais pas sur la réalité à laquelle elle renvoie. A la question de savoir si l’imago dei en l’homme répond à son fonctionnement psychique ou à l’empreinte d’une réalité transcendante qui le dépasse, Jung ne se prononce pas définitivement ni ne se place pas en opposition à Freud, mais prend plutôt de la hauteur.

Sur ces questions comme sur d’autres, Freud apporte des réponses catégoriques et se pose en maître arbitraire. On a souvent reproché à Jung son manque de rigueur scientifique pour ne pas avoir apporté d’explication définitive aux phénomènes dont il étudie l’empreinte dans l’homme. Philosophiquement parlant, sa position ouverte est pourtant moins contestable qu’un argument d’autorité visant à circonscrire la compréhension dans les seuls champs de l’analyse et de la raison.

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Sigmund Freud (1856-1939)

Freud n’a donc pas mené le décentrage nécessaire pour questionner ses théories. Était-ce par souci de faire autorité plutôt que de devoir affronter une remise en question tardive à l’issue d’une réflexion longuement menée ? Était-ce par envie hâtive de fonder son école psychanalytique et de la voir grandir ? On le sait, Freud est resté très attaché à son milieu culturel et social d’origine. D’une certaine façon, les éléments théoriques de la psychanalyse freudienne sont difficilement dissociables de l’esprit scientiste de son époque, mais aussi du contexte culturel et social du théoricien. Freud a passé sa vie au milieu de la bourgeoisie européenne et urbaine, culturellement chrétienne, juive ou agnostique pour l’essentiel. Sa vision du religieux est clairement délimitée : elle renvoie à un modèle monothéiste patriarcal, dans un contexte d’endogamie sociale propre à son milieu. Par exemple, Freud insistera beaucoup sur le complexe d’Œdipe et sur une interprétation de celui-ci prêtant largement à débat. Les figures du père et de la mère, du fils et de la fille, de l’aîné et du cadet ; font écho dans l’imaginaire de Freud à un contexte socioculturel bien particulier, duquel il ne s’écartera jamais.

Du côté de Jung, c’est un peu le contraire. Après avoir consommé son amitié avec celui qu’il considéra jusque vers les années 1918 comme son maître, il entreprit de sortir de son milieu et de s’ouvrir aux autres cultures du monde :  vers les tribus amérindiennes et leurs traditions chamaniques dans les années 1920 ; vers l’Afrique animiste et l’Inde dans les années 1930, vers le Moyen-Orient et les tribus aborigènes plus tard… Jung fut transformé par ses périples, qui lui donnèrent l’occasion de questionner ses thèses, de confirmer ses désaccords avec Freud d’une part, et d’autre part d’affiner ses intuitions dans des directions précises. Jung fit sien les acquis des travaux de Freud sur les fondements inconscients de la psyché humaine tout en apportant des analyses détaillées différentes, certainement plus proches de ce que l’homme possède en soi de façon universelle. Il mit en évidence l’existence des archétypes et d’un inconscient collectif à l’œuvre au sein même de l’inconscient de chacun. Il développa une compréhension énergétique de la psyché dépassant la seule explication par la pulsion sexuelle, plus conforme aux grandes traditions orientales telles que le taoïsme, le Zen, ou encore le Yoga indien. Par son approche, il contribua à faire renouer la connaissance occidentale avec une connaissance ancestrale conservée en héritage par différentes traditions à travers le monde.

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C. G. Jung à l’épreuve de l’histoire – Jung et les traditions – Partie II

C. G. Jung à l’épreuve de l’histoire – Jung et les traditions – Partie II

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les sept sermonsAvant d’entamer son voyage dans le monde – et conjointement dans le temps au travers des traditions persistantes -, Jung eut connaissance de celles-ci via divers ouvrages. On sait par exemple que Schopenhauer avait déjà traduit une partie des Upanishad en Allemand. On sait aussi que Wilhem, contemporain de Jung, avait traduit le Yi King, ce traité ancestral de la sagesse chinoise. Aussi, la lecture du Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche – qui traite du zoroastrisme sur un ton libre – l’avait beaucoup impressionné.

Jung s’est également penché sur la tradition alchimique européenne et son herméneutique. Il connaissait aussi la tradition néoplatonicienne initiée par Plotin, prolongée jusqu’à la fin du Moyen-âge par de grands théologiens tels que Eckhart ou Nicolas de Cues. Enfin, Jung s’est tout naturellement penché sur le christianisme. Bref, Jung a convoqué un ensemble de grandes traditions, autant pour les questionner que pour alimenter sa propre réflexion sur la gnose, la théologie, la cosmogonie ou la métaphysique.

Les Sept Sermons aux morts : un écrit gnostique à la croisée de plusieurs traditions

Les Sept sermons aux morts est un recueil court et très dense, écrit en 1916, contenant l’essentiel des intuitions que Jung développera tout au long de son œuvre.  A ce sujet, on renverra le lecteur à l’étude magistrale qu’en a fait Christine Maillard.

Le texte se présente comme une apologétique basée sur une réinterprétation libre d’un ensemble de matériaux gnostiques ou tiré des traditions occidentales et orientales connus de Jung. La cosmogonie qu’il retient pour expliquer la fondation du monde ressemble aux quaternaires rencontrés dans de nombreuses traditions : les quatre degrés de l’Unité de Plotin, le déploiement de l’Etre selon la Tetraktys de Pythagore, les quatre degrés d’engendrement du Tao-Te-King, le quaternaire du Samkhya indien etc. Par ailleurs, Jung insiste beaucoup sur la coïncidence des opposés selon leur essence et le sens de leur action et manifestation, également caractéristique des traditions que nous avons évoqué.

Si les morts reviennent vers le gnostique Basilide dans le texte, c’est qu’ils n’ont pas trouvé dans l’au-delà la plénitude que leur foi leur avait pourtant promis. Jung utilise cette mise en situation pour ensuite développer une critique du christianisme et de son Dieu trinitaire. Si le monde pris dans sa totalité ne peut se concevoir selon un ternaire comme celui de la Trinité c’est, selon Jung, qu’il manque un aspect ou une dimension de la réalité dans la religion chrétienne induisant ses fidèles à suivre un message inachevé. Jung considère que le « quatrième manquant »  de la Trinité n’est autre que le Diable et son corollaire : le mal dans sa réalité et son efficience. La religion chrétienne associant le bien à Dieu, elle rejette loin d’elle la question du mal. En considérant en revanche que Dieu se situe par delà le bien et le mal -pour reprendre l’expression de Nietzsche -, alors ces deux opposés œuvrent conjointement dans la création. Ils coïncident et se complètent sur leur méta-niveau que Jung nomme, à l’instar de certains gnostiques : Abraxas. La question du mal et de sa logique infernale à vue d’homme n’est de ce fait plus reléguée ; celui-ci fait même partie intégrante des plans de ce monde, au même titre que le bien.

Si l’Eglise comprend le mal comme une privation de bien sans substance réelle, c’est certainement selon Jung pour se garder de toute théodicée pouvant justifier le malheur, la souffrance et la misère. Cette conception ne nous épargne en revanche pas d’une anthropologisation de Dieu, mais crée une compréhension asymétrique de ses desseins en faveur d’un bien à horizon humain. l’inconvénient est alors de maintenir une interrogation majeure sans début de réponse sur le mal. Ne plus s’interroger sur celui-ci au péril d’apporter de mauvaises réponses à son existence ne le fait pas disparaître pour autant. Il continue d’exister et de prospérer dans les zones d’ombre de l’âme humaine où la conscience et la volonté n’ont désormais plus prise.

Jung face au christianisme : la question trinitaire et le cône de silence chrétien sur les soubassements de la vie psychique

Les critiques de Jung sur le christianisme font leur effet. L’Eglise a longtemps cherché à apporter des réponses exclusivement théologiques et spirituelles aux maux humains. Dans les sociétés chrétiennes et jusqu’à la Renaissance, le développement de la médecine s’est fait en marge de l’Eglise et de ses institutions. Si la psychanalyse est la médecine de l’âme, elle a suscité les réticences de l’Eglise pour les mêmes raisons, alors que les maladies  spirituelles ne représentent qu’une partie – voire une faible partie – des maladies psychiques de la personne.

Jung a connaissance d’autres traditions qui, dès leurs fondements, envisagent le monde selon un quaternaire intégrant sa dimension substantielle et ne réduisant pas l’ensemble des questions humaines aux seuls aspects spirituels de la Trinité. Dans la tradition chinoise, par exemple, le corps et le psychisme sont étudiés dans leur fondement au travers de la branche alchimique du taoïsme. Idem pour le Samkhya indien et la médecine ayurvédique qui en dérive, basée sur les éléments symbolisant la matière et la vie organique. Idem pour la tradition alchimique occidentale qui distingue la Triade  céleste Homme-Dieu-Contemplation de la Triade chtonienne Homme-Fondement-Introspection et s’intéresse sur un mode ésotérique aux conditions de divinisation de l’âme humaine : c’est même sa pierre philosophale.

La question du ternaire et du quaternaire

La question peut dès lors se poser : est-ce la conception ternaire du Logos qui induit un manque-à-parler de la création et de Dieu dans la religion chrétienne ? Comme nous l’avons déjà évoqué plus haut, Jung reproche au christianisme d’occulter le « quatrième caché », qu’il identifie symboliquement au Diabolus. Le christianisme ne lui reconnaît aucune substance, expliquant le mal par une absence de bien. Jung rédige une réflexion magistrale à ce sujet au milieu des Sept Sermons :

On sait qu’on ne peut porter un jugement que si son opposé a un contenu aussi réel. En face d’un mal apparent ne peut exister qu’un bien apparent. Un mal sans substance ne saurait se distinguer que d’un bien tout aussi dénué de substance. Certes, en face d’un être il y a un non-être, mais jamais il n’y a un bien existant en face d’un mal non-existant, car ce dernier est une contradictio in adjecto sans commune mesure avec un bien existant : car on ne peut opposer à un mal non existant qu’un bien non existant. Si donc on affirme du mal qu’il est une simple privatio boni, on nie absolument l’opposition bien-mal. Et d’une manière générale comment peut-on parler de « bien » s’il n’y a pas de « mal » ? Y a-t-il un « clair » sans un « obscur » ? Un « en-haut » sans un « en-bas » ? Il est fatal que si l’on accorde substance au bien on doit faire de même pour le mal.

Dans la lignée des néoplatoniciens, le théologien Nicolas de Cues a su concilier ternaire et quaternaire comme deux réalités qui se complètent plutôt qu’elles ne s’opposent. Le philosophe des sciences Paul Meier a produit une très belle démonstration à ce sujet, que nous pouvons exposer rapidement. Selon cette conception, l’Etre se déploie de la façon suivante :

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modèle de Nicolas de Cues (1401-1464), conciliant les quatre degrés de l’Unité et les trois niveaux de réalité.

  • L’Unité Première (l’Etre) (unitas)
  • La deuxième unité (l’intellect)
  • La troisième unité (l’âme ou la raison)
  • La dernière unité (l’objet perceptible) (alteritas)

La dernière unité est le déploiement des trois précédentes. Elle est le déploiement ultime et ne déploie rien elle-même.  A l’inverse, la Première Unité n’émane de rien, elle est en revanche à l’origine de tout déploiement. Elle est simple affirmation au contraire de la Première unité qui n’est descriptible que par négations.

Si les principes animant le monde s’arrêtent aux trois premières hypostases, le monde se manifeste quant à lui jusqu’à la quatrième et dernière unité de l’Etre : la substance. Cette quatrième et dernière unité n’étant le principe de rien, elle est néanmoins le point d’éloignement maximal de l’Unité première à partir duquel débute l’évolution par auto-organisation.

Si donc la description du monde dans sa totalité est quaternaire, il fonctionne en revanche selon trois principes d’animation à l’image des trois Personnes de la Trinité, des trois hypostases de Plotin ou des trois premières causes d’Aristote : matérielle, efficiente et formelle. Quant à la quatrième cause ou cause finale, on ne peut en dire grand chose sinon confesser notre Docte ignorance à son sujet, tout comme au sujet de l’Etre dont elle serait la source et la destination, l’Alpha et l’Omega au-delà de ce que la pensée humaine puisse concevoir et catégoriser.

Jung relève donc l’insuffisance d’une approche exclusivement ternaire des phénomènes pour prétendre à une approche intégrale du Logos. Il manque le « quatrième caché », qu’on l’identifie au Diabolus comme Jung, ou qu’on l’identifie à la substance matérielle, cette dernière unité de l’Etre déployé et qui ne déploie rien après elle. La Tetraktys de Pythagore n’omet pas ce quatrième, mais conçoit le déploiement de l’Etre selon quatre degrés, de la Monade aux Eléments en passant pas la Dyade et la Triade. En revanche, la conception ternaire présentée par Platon dans le Timée présente la même omission que la Trinité chrétienne. Platon considère que la connaissance découle entièrement de la contemplation des Idées, en se désintéressant complètement de la substance en tant que soubassement du monde.

La Trinité chrétienne s’intéresse particulièrement bien aux besoins spirituels en l’homme. D’une certaine façon, la psychanalyse jungienne vient œuvrer en complément, en explorant les aspects de la psyché relatifs à l’âme végétative, suspendant son jugement tout au travers de son œuvre sur la transcendance à l’origine du sentiment divin afin de rester dans une démarche résolument scientifique et donc également limitée à sa façon, comme Jung fut d’ailleurs le premier à le reconnaître.

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C. G. Jung à l’épreuve de l’histoire – Jung et les traditions – Partie III

C. G. Jung à l’épreuve de l’histoire – Jung et la postérité – Partie III

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En plus de s’être enrichis de connaissances de tous horizons, les travaux de Jung ont à leur tour stimulé la recherche dans de nombreux domaines. Nous en évoquerons quelques-uns.

La psychanalyse jungienne

cgjung_france Penser à la postérité de Jung, c’est penser en premier lieu à la psychologie analytique servant, aujourd’hui encore, de base théorique et de méthode thérapeutique pour des milliers de praticiens dans le monde. Les écoles se revendiquant de la pensée de Jung mettent à l’honneur ses réflexions sur la nature de l’âme, les archétypes et l’inconscient collectif, l’énergétique psychique et ses lois d’action etc.

La caractérologie

Jung a également développé un modèle caractérologique sur la base d’un quaternaire de fonctions agissant par paires opposées dans la vie psychique de la personne. Il identifie un premier couple de polarités sensation/intuition pour les fonctions dites irrationnelles, et un second couple pensée/sentiment pour les fonctions dites rationnelles. A ce quaternaire, Jung ajoute une dichotomie introversion/extraversion conduisant au modèle caractérologique à seize types suivant :

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A titre d’information, on pourra citer deux modèles alternatifs et post-jungiens de la caractérologie, également basés sur la loi des polarités :

L’individuation

« Connais-toi toi-même », disait Socrate il y a 2000 ans. « Deviens ce que tu es », reprit Nietzsche vingt siècles plus tard. Parlant du Soi comme un mystique parlerait de Dieu, Jung fera sienne cette idée d’Eckhart de parachèvement de l’oeuvre de création de l’homme par Dieu en faisant naître Dieu en l’homme. L’individuation est cette voie de réalisation pleine et entière de soi qui est encore évoquée sous d’autres traits dans d’autres traditions : nous pensons aux tableaux Zen de la quête du Bœuf, au chemin de Samatha des moines tibétains, au Svadharma hindou, au Sentier octuple bouddhique, au travail alchimique taoïste dans le Paysage intérieur. C’est l’œuvre initiatique d’une vie, selon Jung. Non dépourvue de périls puisqu’il s’agit de faire se rapprocher des polarités opposées du paysage de la psyché, produits et sources de l’énergie psychique mais aussi garantes de sa stabilité. Autrement dit : de faire converger deux opposés sans jamais pouvoir les faire coïncider à l’horizon de l’existence.

Appliquer la grille de lecture de Jung aux temps présents : l’exemple du pacifisme

Le pacifisme est un état d’esprit que l’on peut identifier assez clairement dans l’Europe de l’après-début du XXe siècle. Cette disposition morale semble dériver d’un angélisme consistant à reléguer le mal – jusqu’à son idée – hors du champ de la conscience. Le dissident Vladimir Bukovski en dresse une brillante description dans son pamphlet Les Pacifistes contre la paix, présentant un Occident assoupi dans les sentiments rassurants, aveugle à la terrible réalité du régime soviétique, à son cortège de misère et de personnes sacrifiées. Cet angélisme, nous pouvons aussi le constater avec l’incapacité de l’Europe de l’avant-guerre de 1939 à enrayer la montée d’Hitler au pouvoir. Certains pacifistes ont même été, techniquement parlant, les premiers collaborateurs du régime national-socialiste allemand au nom de « la paix à tout prix » et de la « fraternité universelle entre les peuples ». Plus proche de nous, l’Europe de la paix voulue par ses fondateurs semble bien impuissante face à la montée de l’intégrisme islamique, à son cortège de menaces et d’attentats. Que faut-il attendre de marches blanches ou silencieuses, de lâchers de ballons, de dessins géants de colombes… pour dénoncer ou condamner ce nouveau péril ?

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Mouvements pacifistes, marches blanches pour conjurer la violence… on aurait aimé avoir l’avis de Jung sur ces nouvelles formes civiques de contestation…

Le pacifisme européen et la violence terroriste semblent être entrés dans une logique de montée mimétique, comme l’ombre du mal grandit tandis que la figure du bien rejette hors d’elle toute idée d’action négative ou réputée comme telle. Ainsi du recours à l’autorité ou à la sanction, pourtant garantes de la justice ; ou encore du recours à la force qui, toute légitime qu’elle fût, induit forcément l’irruption d’une certaine violence. L’attitude angélique de l’Europe vis-à-vis des maux qui l’ont traversés et qui la traversent encore alimente, à ce titre, son versant démoniaque, conformément aux réflexions de Jung à ce sujet, citons-le :

Quand nous tendons vers le Bien et le Beau, nous devenons oublieux de notre essence, qui est différenciation, et nous succombons aux qualités du Plérôme, qui existent en tant que couple d’opposés. Nous nous efforçons d’accéder au Bien et au Beau, mais en même temps nous embrassons le Mal et le Laid, car dans le Plérôme ils ne font qu’un avec le Bien et le Beau. Mais si nous restons fidèles à notre essence, à l’état de différenciation, alors nous nous différencions du Bien et du Beau, et partant également du Beau et du Laid, et nous ne tombons pas dans le Plérôme, c’est-à-dire dans le Néant et la dissolution.

Ce pacifisme est-il le résultat d’idées chrétiennes devenues folle qui se seraient maintenues dans l’horizon moral des européens sans avoir conservé l’ancrage culturel dans lequel elles avaient leur sens plein ? Quoi qu’il en soit, ne pas assumer la part ambivalente de soi-même sur un axe bien-mal revient à refouler la part que l’on n’assume pas dans les tréfonds de l’inconscient personnel. A l’échelle collective, cela conduit à la relégation des forces réputées négatives à la périphérie d’une société aseptisée, sans pour autant qu’elles n’aient disparues. Elles provoquent au contraire d’autant plus de dégâts et de traumas qu’elles agissent sans qu’il soit possible de les canaliser, hors du champ de contrôle dont elles sont exclues.

A contre-courant du pacifisme

Jung considère que devenir soi-même est le meilleur service que l’on puisse rendre à tous : à soi comme aux autres. Il pourrait en être de même à l’échelle des civilisations et des sociétés. Plutôt que d’imaginer la paix comme étant le bon grain de la confusion des rôles, faudrait-il considérer que l’affirmation de soi puisse être le meilleur service à rendre à tous, y compris dans une optique de paix. A vouloir s’épargner des épreuves, on s’épargne aussi d’un destin…

Par ailleurs, et même si cela peut sembler paradoxal, l’individuation est conçue par Jung comme un mouvement dialectique dans lequel autrui n’est pas absent. Jung insiste sur l’importance de concilier la démarche d’individuation avec la nécessité pour les hommes de continuer à communier. Plus encore, individuation et communion se nourrissent vertueusement l’un de l’autre. Une démarche d’individuation qui ferait abstraction de l’existence d’autrui peut conduire à l’aliénation, tandis que la négligence vis-à-vis de sa propre réalisation contribue à maintenir un état d’ignorance et de confusion entre soi et les autres. L’engagement chrétien dans la prêtrise et la descendance apostolique relève à sa façon de cette double démarche, bien que l’image du Christ tienne lieu d’exemple universel pour tous les hommes alors que Jung considère chaque chemin d’individuation comme unique et singulier. Concernant la quête simultanée de l’éveil et la disposition des êtres éveillés à accompagner autrui sur son propre chemin, on pourra aussi évoquer l’allégorie de la caverne de Platon ou encore le voeu bouddhique du Bodhisattva, qui ne disent en substance rien d’autre.

Conclusion

Jung s’est intéressé à la religion et aux versants mystiques des traditions tout en ayant produit une œuvre à caractère scientifique. Il s’en explique de façon récurrente tout au long de son œuvre. L’extrait de ses Correspondances est, à ce titre, éclairant sur sa démarche :

Je considère donc comme un devoir moral de ne pas émettre d’assertions sur les choses que l’on ne peut voir et dont on ne peut démontrer l’existence, et je considère que l’on commet un abus de pouvoir épistémologique quand on le fait malgré tout. Ces règles valent pour les sciences expérimentales. La métaphysique en observe d’autres. Je me considère comme tenu de respecter les règles de la science expérimentale. En conséquence on ne trouvera pas dans mes travaux d’assertions métaphysiques, ni – nota bene – la négation d’assertions métaphysiques

Face au mystère de l’Etre, Jung suspend donc publiquement son jugement. Qu’en est-il à titre plus personnel ? On serait tenté de dire la même chose. Il est probable que Jung n’ait pas tranché sur cette question, évoluant au gré de ses intuitions et réflexions. Par son attitude publique, Jung situe la psychanalyse dans le champ des sciences et réhabilite une étude approfondie de ce que Plotin avait déjà identifié comme l’âme végétative, soit l’aptitude de l’esprit humain à l’introspection, à l’exploration des profondeurs de l’inconscient. Sa démarche vient en complément de la foi chrétienne, dans un Occident ayant rompu avec l’approche intégrale des humanistes, au moins dans son courant philosophique dominant.

Si donc Jung a posé les jalons d’une connaissance intégrale sans toutefois présenter ses travaux comme tels, c’est certainement en raison des concessions qu’il a du faire, comme tout homme de son époque, aux paradigmes ambiants. Nombreux sont les penseurs – théologiens, humanistes ou philosophes – s’étant comportés de la sorte afin de concilier la réception de leur œuvre avec ses aspects potentiellement révolutionnaires. A ce titre, on pourra citer Eckhart bien sûr, que son monisme situait aux frontières de l’hérésie du point de vue de l’Eglise catholique. On pense encore au philosophe Pascal, parfois soupçonné de dérives hérétiques en son temps.

Jung a eu la sagesse de concilier les contraintes contextuelles de son époque et de son milieu avec sa propre démarche, appliquant à lui-même le travail d’individuation et de réalisation de soi au milieu des autres, tel qu’il le professait pour les autres. A sa façon, il a mené le parcours initiatique des mystiques et redécouvert ou confirmé une réalité humaine dont l’universalité est attestée par de nombreuses traditions, en tous lieux du globe et à toutes les époques. Il a contribué à ré-ouvrir la voie de l’interdisciplinarité, conformément aux humanitas  pratiquées dans l’Europe antique et de la Renaissance. A ce titre, l’œuvre de Jung est un véritable jalon dans la réconciliation de l’Occident avec le génie qui l’a fondé.

Le taoïsme face à l’éthique

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Calligraphie de « Songe d’une nuit tranquille » de Li Bai, poète du VIIIème siècle d’inspiration taoïste

Cet article fait suite à Taoïsme : une introduction

Dans notre introduction au taoïsme, nous avons présenté les grands traits de cette pensée tournée vers la contemplation.

Si le taoïsme et le confucianisme apparaissent comme deux écoles de pensées opposées, le rapport entre ces deux philosophies est historiquement plus nuancé. Dans les numéros 1 ainsi que 2 de la revue  en ligne Anaximandre, Thibault Isabel prend pour exemple deux figures emblématiques du confucianisme : Mengzi et Xun Zi. L’un comme l’autre s’appuient sur la pensée de leur Maître Confucius, mais selon deux éthiques distinctes.

Mengzi est plus proche d’une conception taoïste considérant que c’est le naturel en l’homme qui fonde sa bonté, tandis que la société est facteur de corruption. Xun Zi, quant à lui, défend la position contraire, considérant que c’est par l’éducation et le respect des règles sociales que l’homme développe sa  bonne nature tandis qu’à l’état naturel, il ne serait que calcul et convoitise vis-à-vis de son prochain. Il y a un clivage chez les confucianistes plutôt qu’un antagonisme entre une pensée-bloc taoïste et une pensée-bloc confucianiste.

Tchouang-tseu

Illustre figure du taoïsme, Tchouang-tseu est un peu le Diogène de la Chine antique. Anticonformiste radical se moquant ouvertement de Confucius et des confucianistes, de leur morale institutionnelle et rigide, il a développé une approche philosophique proche du cynisme. Confucius étant un élève de Lao Tseu, comme le relève l’histoire ou la légende, Tchouang-tseu considère qu’il en fut l’un des plus médiocres, dénaturant l’esprit du taoïsme. À ce titre, il s’accordait le droit de se moquer de Confucius et de dénigrer ses successeurs.

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Tchouang-tseu (Zhuangzi) : figure du taoïsme radical à la manière d’un Diogène. (IXème siécle av. J.-C environ)

Tout comme le cynisme, le taoïsme semble peu se soucier d’éthique appliquée. Le taoïsme de Tchouangt-tseu est teinté de misanthropie et d’une tentation pour l’érémitisme qu’illustre bien sa vie. Pourtant, les écrits et les poèmes de Tchouang-tseu  appartiennent à l’imaginaire collectif chinois, tout antisocial que fut son auteur.

Dans sa présentation du taoïsme, Marc Halévy reproche à la pensée confucéenne de transposer les règles du Ciel immuable à la vie des hommes, conduisant à simplifier et rigidifier ses règles. C’est effectivement ainsi que Confucius conçoit la politique lorsqu’il dit que « Gouverner par la vertu, c’est imiter la polaire immobile cependant qu’autour d’elle se meuvent les étoiles ». Pourtant, l’attitude taoïste contemplative dans le non-agir ne saurait pas plus conduire à la compréhension des mécanismes en jeu dans la relation sociale ! Dans un cas comme dans l’autre, on fait l’économie de l’étude psychologique d’une humanité qui, même si elle est animée par les forces fondamentales du cosmos, possède ses enjeux propres. C’est ce que relève Thibault Isabel dans la revue Anaximandre lorsqu’il commente le Zhengmeng, oeuvre majeure de Zhang Zaï :

Le Ciel désigne le principe de l’Etre ; or, ce principe nous engage lui-même á maintenir un équilibre entre le Ciel (l’aspect spirituel ou symbolique des choses), la Terre (leur aspect matériel) et l’homme (qui unifie les deux autres dimensions). Pour être en harmonie avec le monde, pour respecter la Voie du Ciel, l’homme doit bien par conséquent accepter de jouer son rôle spécifique au sein de l’unité cosmique : il doit équilibrer en lui l’idée céleste et la nature terrestre, pour que ses désirs et ses émotions, á partir de leur substance brute, prennent la forme plus élevée de l’humanité authentique, du cœur. Un homme qui prétendrait respecter le Ciel en se tournant exclusivement vers la sphère céleste, et négligerait la part naturelle et terrestre de l’existence, aurait tout simplement échoué á comprendre le Ciel qu’il affirme servir. Le Ciel est en lui-même dépourvu d’humanité, car il n’a pas d’émotions. Mais le Ciel (l’esprit) enseigne que la vie est au mieux quand la triade cosmique s’accomplit parfaitement : la Terre (la matière) est donc elle aussi sacrée, comme l’homme. Le saint doit sacraliser la Terre en lui, en reconnaissant la valeur de sa vigueur instinctuelle, et la raffiner á travers les symboles. Ainsi la Voie du Ciel est-elle consommée, dans l’équilibre que le sujet pensant et méditant fait naître en lui entre les deux polarités constitutives de la vie, synthétisées dans le troisième terme médiateur et dialectique qu’est son humanité.

Périodes tardives de l’Orient et de l’Occident : des écueils similaires

La Chine, tout comme l’Europe, a été traversée par nombre de crises culturelles au cours de son histoire. Si la Chine moderne est parvenue à sortir de la funeste expérience communiste du XXème siècle, c’est pour suivre l’Occident dans sa course à la production et à la puissance matérielle. Tout comme l’Occident, la Chine mobilise aujourd’hui tous ses moyens pour décrocher la croissance économique à tout prix, sans considération pour les conséquences sociales, écologiques ou simplement humaines de cette fuite en avant. La Chine a mis son pragmatisme séculaire au diapason de l’efficacité technicienne, tout comme l’Occident l’a précédée dans le mouvement au nom de l’omnipotence de l’homme sur son environnement. L’un comme l’autre sont finalement parvenus au même point de dénaturation de leur propre civilisation, impliquant un risque systémique sur une activité ne s’inscrivant plus dans aucun cadre ni horizon.

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Estampe de Qi-Baishi (XIXème siècle) : Le Chant du fleuve. Évocation du sage taoïste en prise et en harmonie avec la nature

Parmi les traditions antiques susceptibles de nous sortir de l’impasse, le cosmocentrisme de la pensée taoïste nous rappelle que, loin d’être la maîtresse du monde, l’humanité n’en est que l’un de ses aspects, tandis que la nature constitue le cadre de son existence. Terre, Homme, Ciel… l’actualisation de l’un des aspects du cosmos ne peut se faire au détriment ni dans l’ignorance des autres, mais dans un mouvement dialectique conduisant à leurs mutuelles réalisations. C’est le message du Dào.