La frontière

Nomade_Afghanistan

Allongé sur le sable on dirait qu’il dort
Il est beau et très calme dans le froid qui mord
C’est un guerrier nomade, un homme du désert
Qui est couché dans le sable les yeux grands ouverts

Jusqu’où vont les nomades plus loin que la mort
Dans le chant des étoiles y’a le mirador
A quoi rêvent les nomades sous le ciel ouvert
A des pur-sang arabes écumant la mer.

Reste dans ton rêve, c’est peut-être mieux
Mais le jour se lève et en plein milieu
Il y a la frontière…

La violence est silence,
Silence est désert
Sentinelles de sable tournés vers la mer
Tirez sur tout ce qui bouge, même sur la poussière
Tirez sur le soleil rouge qui meurt dans la mer.

Qui partage les pierres, les jungles et le sable
Qui a mis l’univers à plat sur la table
Qui a peur de son ombre et qui fait la guerre
Mais déjà le vent efface ton nom sur la pierre.

Couché sur le sable, on dirait qu’il dort
Mais pour un nomade, c’est après la mort
Qu’y a plus de frontière…

Où est la frontière?
Où est la frontière?
Pour qui la frontière?
C’est loin la frontière?
Pourquoi la frontière?
C’est loin la frontière?
Où est la frontière?

soleil-dunes

—  Bernard Lavilliers

Baudelaire prophète

carjatbaudelaire-300x169

J’ai toujours aimé Charles Baudelaire. Il a, selon moi, touché les sommets de la littérature et de la langue française. Il existe beaucoup d’auteurs au talent comparable, mais Baudelaire sait, en plus du reste, rendre sa prose accessible, presque facile. Sa poésie est universelle par sa simplicité et d’une puissance suggestive rarement égalée.

Charles Baudelaire était-il catholique ? païen à l’image de la sensibilité suggérée dans son poème « Correspondances » ? Monarchiste ? Contre-révolutionnaire ? Rien de tout cela en particulier. S’il dénigrait l’un ou l’autre des courants de son époque, c’était pour exprimer son mépris pour tous ceux qui adhèrent à une cause quelconque par grégarisme, épaisseur, ou paresse.

Charles Baudelaire, en plus d’être un des plus grands poètes de la littérature française, fut à sa façon un prophète visionnaire. Voilà ce qu’il écrit dans « Fusées » en 1851 :

 L’imagination humaine peut concevoir, sans trop de peine, des républiques ou autres États communautaires, dignes de quelque gloire, s’ils sont dirigés par des hommes sacrés, par de certains aristocrates. Mais ce n’est pas particulièrement par des institutions politiques que se manifestera la ruine universelle, ou le progrès universel; car peu m’importe le nom. Ce sera par l’avilissement des cœurs. Ai-je besoin de dire que le peu qui restera de politique se débattra péniblement dans les étreintes de l’animalité générale, et que les gouvernants seront forcés, pour se maintenir et pour créer un fantôme d’ordre, de recourir â des moyens qui feraient frissonner notre humanité actuelle, pourtant si endurcie? — Alors, le fils fuira la famille, non pas à dix-huit ans, mais à douze, émancipé par sa précocité gloutonne ; il la fuira, non pas pour chercher des aventures héroïques, non pas pour délivrer une beauté prisonnière dans une tour, non pas pour immortaliser un galetas par de sublimes pensées, mais pour fonder un commerce, pour s’enrichir, et pour faire concurrence à son infâme papa, fondateur et actionnaire d’un journal qui répandra les lumières et qui ferait considérer le Siècle d’alors comme un suppôt de la superstition. — Alors, les errantes, les déclassées, celles qui ont eu quelques amants et qu’on appelle parfois des Anges, en raison et en remerciement de l’étourderie qui brille, lumière de hasard, dans leur existence logique comme le mal, — alors celles-là, dis-je, ne seront plus qu’impitoyable sagesse, sagesse qui condamnera tout, fors l’argent, tout, même les erreurs des sens! Alors, ce qui ressemblera à la vertu, que dis-je, tout ce qui ne sera pas l’ardeur vers Plutus sera réputé un immense ridicule. La justice, si, à cette époque fortunée, il peut encore exister une justice, fera interdire les citoyens qui ne sauront pas faire fortune. Ton épouse, ô Bourgeois! ta chaste moitié, dont la légitimité fait pour toi la poésie, introduisant désormais dans la légalité une infamie irréprochable, gardienne vigilante et amoureuse de ton coffre-fort, ne sera plus que l’idéal parfait de la femme entretenue. Ta fille, avec une nubilité enfantine, rêvera, dans son berceau, qu’elle se vend un million, et toi-même, ô Bourgeois, — moins poète encore que tu n’es aujourd’hui, — tu n’y trouveras rien à redire; tu ne regretteras rien. Car il y a des choses, dans l’homme, qui se fortifient et prospèrent à mesure que d’autres se délicatisent et s’amoindrissent; et, grâce au progrès de ces temps, il ne te restera de tes entrailles que des viscères! — Ces temps sont peut-être bien proches; qui sait même s’ils ne sont pas venus, et si l’épaississement de notre nature n’est pas le seul obstacle qui nous empêche d’apprécier le milieu dans lequel nous respirons?

Qu’ajouter ? Baudelaire exprime ici sa mélancolie en même temps qu’il expose une vision prophétique du cauchemar spirituel logé dans le progrès et la modernité. David Herbert Lawrence se fera le relais, quelques années plus tard, des mêmes intuitions, ajoutant au constat d’un abaissement de la vertu au niveau des valeurs bourgeoises celui de la défiguration de la campagne anglaise sous les coups d’une industrialisation inconsidérée, hideuse et triomphante.

Le chat

 

eyecat_02

Viens, mon beau chat, sur mon cœur amoureux ;
Retiens les griffes de ta patte,
Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux,
Mêlés de métal et d’agate.

Lorsque mes doigts caressent à loisir
Ta tête et ton dos élastique,
Et que ma main s’enivre du plaisir
De palper ton corps électrique,

Je vois ma femme en esprit. Son regard,
Comme le tien, aimable bête
Profond et froid, coupe et fend comme un dard,

Et, des pieds jusques à la tête,
Un air subtil, un dangereux parfum
Nagent autour de son corps brun.

eye_woman

— Charles Baudelaire

 

Face à la mer

mer_01

Sur le sable, face à la mer
Se dresse là, un cimetière
Où les cyprès comme des lances
Sont les gardiens de son silence.

Sur le sable, des lits de fer
Sont plantés là, face à la mer
Mon ami, la mort t’a emmené
En son bateau pour l’éternité.

Si on allait au cimetière
Voir mon nom gravé sur la pierre,
Saluer les morts face à la mer,
Ivres de vie dans la lumière.

Dans la chaleur, le silence
A l’heure où les cyprès se balancent
Les morts reposent au cimetière
Sous le sable, face à la mer.

mer_02

—  Les Négresses Vertes

La fabrique de l’entropie

A la vitesse où l’économie actuelle extrait les ressources de l’environnement, combien de générations faudra-t-il avant que notre modèle économique de production ne vienne dangereusement flirter avec les limites de l’écosystème ? Qui, aujourd’hui, peut encore croire que nous pourrons continuer durablement sur un tel rythme ? Comment expliquer qu’il faille aller toujours plus loin dans l’extraction et la transformation des ressources pour satisfaire les besoins des hommes ?

Si la valeur marginale de la production tend à diminuer – comme c’est le cas dans tout système ayant franchi un certain seuil quantitatif de production -, alors que dans le même temps le coût écologique va croissant ; ne faut-il pas conclure que le modèle est mauvais ou à revoir ? Si, dans l’économie de l’économie, nous intégrions les coûts cachés de notre modèle de production, nous ferions le constat d’une destruction nette de valeur et d’une décroissance globale uniquement masquée par une comptabilité dont le périmètre a été choisi pour occulter les déséquilibres chroniques. C’est ce que démontre l’économiste hétérodoxe Nicholas Georgescu-Roegen dans son essai « Loi Entropique et processus économique ».

twr_khalifa_04

Empire State Building, Petronas Twin Towers, Tour Khalifa… toutes ces constructions extérieures viennent faussement combler nos carences intérieures selon des projets babéliens dont on devine l’issue

De quoi Big Other est-il le nom ?

raspailEn 1973, Jean Raspail écrivait « Le Camp des Saints ». On ne peut qu’être troublé par la vision prophétique de l’auteur tandis qu’à l’heure actuelle, on assiste à l’amplification des vagues migratoires en provenance de l’Afrique subsaharienne, du Maghreb ou du Machrek.

Accompagné de la préface Big Other dans sa réédition de 2002, l’oeuvre-fiction de Jean Raspail a touché du doigt une idée fondamentale qui se situe au cœur des déséquilibres en cours dans ce vaste mouvement aux conséquences potentiellement déterminantes pour tout un continent. Ce déséquilibre est à chercher dans une fausse compréhension du rapport à autrui, notamment dans un contexte interculturel.

Si les sociétés européennes peuvent sembler particulièrement avancées sur les questions de tolérance, la reconnaissance d’un « droit à la différence » pour autrui n’implique pas forcément la réciproque de sa part, sauf à considérer que ses catégories soient nécessairement les nôtres, ce qui revient paradoxalement à… nier son altérité ! C’est dans cette omission courante que se loge  l’illusion humaniste de l’Occident. Ce que Jean Raspail appelle : Big Other.

Si les guerres sont rarement justes lorsqu’elles se basent sur une impossibilité de compromis avec autrui ; la défense est souvent légitime lorsque celui qui porte le conflit dans notre direction raisonne selon ce même dualisme. Lorsque, par exemple, l’une des parties raisonne en termes de rapport de force, la recherche d’un consensus peut être perçue, même si elle reflète une attitude moralement élevée, comme un signe de faiblesse ou un aveu d’impuissance, et donc une opportunité pour l’un de s’imposer à l’autre. Avoir les moyens de sa propre défense devient le corollaire nécessaire à la vertu de tolérance que l’on souhaite manifester, tant dans le respect que l’on doit à l’autre que dans le respect que l’on doit à soi-même en opposant à autrui les limites à ne pas franchir. Le recours à la force n’est pas entièrement soluble dans la tolérance.

Or cette compréhension de l’altérité, injuste dans son invitation à l’effacement de l’une des parties au profit de l’autre pour sauver les apparences de la concorde, semble cacher une autre illusion : le rêve d’unité, dont Big Other résonne comme le nom. En mettant son action en concordance avec un vaste projet d’unité basé sur la dissipation des différences, l’Europe cède à une nouvelle et dangereuse utopie.

ITALY-REFUGEE-MIGRATION-SYRIA

La non reconnaissance de l’altérité annihile toute réelle opportunité de rencontre, laissant place au malaise et à la confusion. C’est là tout le paradoxe de la relation intersubjective, par laquelle un rapprochement est possible sans que ce rapprochement ne puisse conduire jusqu’au point asymptotique de l’unité. Il s’agit d’une expérience ambivalente, à la fois enrichissante et au goût d’inachevé pour celui qui s’y aventurerait animé du secret désir d’y trouver une paix et une harmonie totales. La rencontre, le dialogue entre les consciences passe par l’acceptation qu’autrui est un autre « je » sans être un autre « moi ».

Nier l’altérité au nom de Big Other, c’est passer à côté des enjeux essentiels de la rencontre. C’est rester dans l’illusion d’un dialogue avec soi-même et ne rendre service, à terme, ni à soi ni à l’autre.

Pensieri

220px-Giacomo_Leopardi

« Si tu compares le sort de deux hommes, dont l’un est doué d’un vrai mérite et l’autre jouit d’une fausse gloire, tu verras ce dernier plus heureux que son rival et presque toujours plus riche. L’imposture excelle et triomphe dans le mensonge, mais sans l’imposture, la vérité ne peut rien. Cela n’est pas dû, à mes yeux, à quelque mauvais penchant de notre espèce, mais au fait que la vérité est toujours trop simple et trop pauvre pour contenter les hommes, qui réclament pour se divertir ou s’émouvoir, une part d’illusion et d’erreur : il faut qu’on leur promette plus et mieux qu’on ne pourra jamais leur donner. »

— Giacomo Leopardi

Alla Luna di Giacomo Leopardi

Correspondances

Misty Old Forest - Subbotina Anna_06

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

II est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
— Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.

— Charles Baudelaire

Un excellent commentaire de ce poème ici.