Cher Michel H.

mh_02De Michel Houellebecq, je n’ai pas lu toute l’oeuvre, mais certainement tous les romans. Peu avant les années 2000 sortait Les Particules élémentaires. Le roman était un succès, et comme la revue Les Inrocks en disait du bien… je me suis méfié. Le reste de la presse, en revanche, en disait plutôt du mal. Le Nouvel Obs’, Télérama… les mutins de Panurge semblaient choqués. Il y avait des « polémiques », si bien que je décidais de me  procurer l’ouvrage. Il commençait bien, se lisait bien. C’était clair et  agréable, sans complications ni scénario alambiqué pour cacher un travail creux ou mal mené. On ressentait une profondeur des personnages, on appréciait la description de leurs sentiments, de leurs vies intérieures. Au fur et à mesure que j’avançais, la bonne impression se confirmait. Quand arriva la chute, ce fut une claque. Je venais de finir l’un des meilleurs romans que j’aie jamais lu.

Rentrées littéraires après rentrées littéraires, années après années, lectures après lectures ; je n’ai jamais été déçu par les romans de Michel Houellebecq. L’homme a, me semble-t-il, rencontré son époque. Ses romans m’ont certainement parlé parce qu’ils illustrent l’impossibilité d’être un homme à la fin de 20ème siècle.

Parmi ses thèmes récurrents, Michel Houellebecq fait le procès de mai 1968. La libération des moeurs a introduit la plus abrupte loi du marché au coeur des rapports amoureux en Occident. Là où l’institution du mariage garantissait une certaine sécurité matérielle et affective entre les époux, la libération sexuelle a conduit à la ringardisation de toute relation amoureuse s’inscrivant dans la durée et, c’est vrai, le confortable ennui.

La révolution sexuelle a-t-elle bénéficié à tous ? Pas si l’on en croit la recrudescence du célibat, des vies en solo, de la détresse affective et de la misère sexuelle qui lui est associée. Dans Plateforme, Houellebecq met en scène son anti-héros classique : un quadra français de la classe moyenne ayant pris le parti de l’exogamie pour trouver un peu de cet amour – au besoin tarifé – qu’il n’est plus possible d’obtenir  ici.

La révolution sexuelle a consacré le triomphe d’une nouvelle classe hédoniste qui, en plus de cumuler argent et pouvoir, a pris le parti de s’affranchir du cadre moral qui la maintenait arrimée à la France d’en bas,  reléguée à la périphérie du nouveau monde turbocapitaliste.

Même si la lucidité et la clairvoyance de Houellebecq font de ses romans des clichés fidèles à l’air du temps, l’auteur n’est pas un homme à thèse. Il décrit finement la vie intérieure d’individus dont la santé morale est à la parfaite image de notre époque.

Michel Houellebecq fait immanquablement penser à Huysmans, par qui il a d’ailleurs été influencé. Les deux hommes se sentaient mal d’avoir les yeux pour voir de quelle matière indigeste doit se nourrir le commun dans cette vaste et cruelle comédie humaine, dans ce monde désenchanté, au bord du précipice.

René Girard et la mimésis

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René Girard laisse derrière lui une oeuvre philosophique remarquable sur le désir humain, le mythe, le rite, le sacré. Au coeur de son intuition se loge le désir mimétique comme moteur essentiel de l’action humaine et de la relation sociale.

Dans une rivalité qui se joue à partir de deux ; que l’un des sujets manifeste un désir et un désir identique va naître chez l’autre. Les deux sujets deviennent rivaux pour s’approprier l’objet de leur désir, et cette rivalité ne peut aller qu’en s’amplifiant puisque la montée du désir de l’un constitue un obstacle toujours plus grand pour l’appropriation de l’objet du désir par l’autre. Il s’agit d’un phénomène en avalanche, catastrophique au sens systémique du terme. La valeur acquise par l’objet provient autant d’un désir pour celui-ci qui s’auto-alimente dans un jeu de miroir, que de sa valeur intrinsèque. Cette valeur est subjective et peut grimper à l’infini ou au contraire tomber à zéro si personne n’a porté un regard d’intérêt initial.

Si l’on doit concevoir la théorie mimétique de René Girard comme universelle en ce sens qu’elle possède une portée et une validité dans toutes les sociétés et pour toutes les époques ; il serait abusif de considérer cette grille comme explicative de tous les aspects de la relation sociale.

En effet, au diagnostic certes génial de l’aspect auto-alimentée de la rivalité dans le désir mimétique, on doit ajouter l’aptitude des hommes, théorisée dès l’Antiquité, à la Philia et à l’empathie. Cette dernière joue, au contraire de la rivalité, un rôle d’apaisement et de rapprochement entre les individus, capables de reconnaître en l’autre un autre « je ». Beaucoup des contemporains de Girard lui ont reproché de vouloir systématiser à outrance sa théorie, on pourra d’ailleurs lire l’excellente critique d’Alain de Benoist à ce sujet.

Reste que la mimésis, qu’elle se décline en rivalité ou en élan d’empathie, est un puissant facteur explicatif de l’organisation sociale. Plus encore, la mimésis s’apparente fort à une propriété fondamentale de la nature humaine, voire de la nature tout court.

Quand elle se décline en rivalité, la mimésis permet d’expliquer  le recours au bouc émissaire dans les groupes sociaux, consistant à évacuer la violence latente du groupe sur un individu dont la désignation relève du phénomène spontané et auto-réalisateur. Spontané dans le sens où la violence cherche une voie d’évacuation et qu’elle va la trouver en une personne fragile, en dehors de la norme, ou perçue comme telle. Auto-réalisateur dans le sens où quelques regards d’opprobre sur un sujet conduit rapidement, par effet mimétique, à la désignation par tous de celui sur qui la violence doit s’évacuer. Une fois la violence orientée vers un individu, le fait qu’il plie sous cette violence vient justifier a posteriori sa qualité d’élément fragile ou perturbateur du groupe. Pourtant, toute autre personne assignée à un tel rôle aurait plié de la même façon. Le rôle de bouc émissaire attribué à un individu relève quasi-exclusivement de ce mécanisme collectif spontané, plutôt que de l’individu lui-même. Enfin, l’idée auto-entretenue de responsabilité du bouc émissaire dans les maux qui traversent le groupe induit une détente auto-réalisatrice lorsque celui-ci est sacrifié.

Quand elle se décline en empathie, la mimésis permet en revanche de reconsidérer les rapports intersubjectifs sous un angle moins inquiétant et d’expliquer les élans d’amitiés possibles entre individus, les sentiments développés de proximité et de familiarité au sein d’un groupe, les expériences de communion à des moments particuliers de la vie sociale etc.

Si l’on considère l’aptitude à l’empathie des hommes, la société n’est ni condamnée au recours perpétuel au bouc émissaire pour se stabiliser, ni condamnée à finir comme théâtre de guerre de tous contre tous. Il existe en chacun de nous un potentiel qui vient contrarier ce penchant pour l’appropriation et la violence. René Girard a vu juste, mais a considéré la question de la mimésis de façon incomplète, et nous pouvons raisonnablement conserver des raisons d’espérer.

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La Société de confiance

peyreffite_02Dans La Société de confiance, paru en 1995, Alain Peyrefitte montre que la confiance a été un élément clé dans le décollage économique de l’Europe de la Renaissance. L’auteur insiste sur l’importance de la confiance accordée par les individus aux institutions. Sa thèse consiste à faire la distinction entre l’Europe protestante du nord et l’Europe catholique du sud où l’Eglise a longtemps cherché à conserver son magistère moral sur les consciences,  au risque de dénigrer l’autonomie des individus et leur capacité d’initiative. Dans la sphère protestante, la société civile a placé l’autonomie de l’individu au centre de son projet. L’individu responsabilisé a été la clé de voûte du décollage économique d’une région qui, au regard de ses atouts naturels, n’avait rien pour elle si on la compare à l’Europe du bassin méditerranéen.

La thèse d’Alain Peyrefitte est convaincante, soulignant bien l’éthique du protestantisme et ses vertus pour le développement économique et de l’activité en général.

Dans les années 1980, Robert Putnam s’est penché sur le capital social et sur la confiance que s’accordent les individus dans un contexte multiculturel. Dans une étude qui nous fait sortir des sentiers battus, il parvient à un ensemble de constats surprenants, trouvés dans un article du site ledevoir.com :

Conclusion [de son étude menée dans les années 2000 dans un ensemble de villes américaines] : plus la diversité ethnique est élevée,

– moins les citoyens font confiance aux gouvernements, aux dirigeants et aux médias locaux,
– moins les taux d’enregistrement sur les listes électorales sont élevés,
– moins les gens font du bénévolat ou se permettent des dons aux organismes de charité,
– moins les citoyens sont enclins à participer à des projets communautaires,
– moins ils ont des amis ou des confidents,
– plus les gens sont des téléphages et se disent d’accord avec l’énoncé «la télévision est mon divertissement le plus important».

Autrement dit, le capital social est alors plutôt asocial !

Ces constats viennent battre en brèche plusieurs lieux communs relatifs aux sociétés multiculturelles :

  • Le multiculturalisme n’agit pas de façon exclusivement bénéfique  et univoque
  • Le multiculturalisme, même s’il a tendance à assigner chacun à une communauté d’appartenance, induit une baisse de confiance des individus entre eux, y compris au sein de leur propre communauté.

putnamL’auteur conclue à une diffusion de l’anomie sociale sous l’effet du multiculturalisme, tout en maintenant le pari des sociétés ouvertes : passé la phase de  déstabilisation, la diversité finit par apporter un enrichissement. Il s’agit donc de gérer au mieux la période transitoire.

N’est-ce pas ce que nos politiques espèrent pour l’Europe ? Le pari semble d’autant plus osé que nos dirigeants ont souvent pris le parti d’ignorer les tensions induites par la diversité dans les zones périphériques des métropoles européennes. On a parfois l’impression que l’avenir de l’Europe se joue à quitte ou double parce qu’un tel projet serait dans le sens de l’Histoire.

C’est une erreur de croire que la confiance se pilote par le haut ou qu’elle s’inocule avec des discours moralisateurs et des slogans simplistes. Le magistère moral des élites n’a pas été supprimé avec l’avènement de la société laïque. La confiance est un élément clé dans la qualité du lien social.

Sans confiance, point de société.

La frontière

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Allongé sur le sable on dirait qu’il dort
Il est beau et très calme dans le froid qui mord
C’est un guerrier nomade, un homme du désert
Qui est couché dans le sable les yeux grands ouverts

Jusqu’où vont les nomades plus loin que la mort
Dans le chant des étoiles y’a le mirador
A quoi rêvent les nomades sous le ciel ouvert
A des pur-sang arabes écumant la mer.

Reste dans ton rêve, c’est peut-être mieux
Mais le jour se lève et en plein milieu
Il y a la frontière…

La violence est silence,
Silence est désert
Sentinelles de sable tournés vers la mer
Tirez sur tout ce qui bouge, même sur la poussière
Tirez sur le soleil rouge qui meurt dans la mer.

Qui partage les pierres, les jungles et le sable
Qui a mis l’univers à plat sur la table
Qui a peur de son ombre et qui fait la guerre
Mais déjà le vent efface ton nom sur la pierre.

Couché sur le sable, on dirait qu’il dort
Mais pour un nomade, c’est après la mort
Qu’y a plus de frontière…

Où est la frontière?
Où est la frontière?
Pour qui la frontière?
C’est loin la frontière?
Pourquoi la frontière?
C’est loin la frontière?
Où est la frontière?

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—  Bernard Lavilliers

Baudelaire prophète

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J’ai toujours aimé Charles Baudelaire. Il a, selon moi, touché les sommets de la littérature et de la langue française. Il existe beaucoup d’auteurs au talent comparable, mais Baudelaire sait, en plus du reste, rendre sa prose accessible, presque facile. Sa poésie est universelle par sa simplicité et d’une puissance suggestive rarement égalée.

Charles Baudelaire était-il catholique ? païen à l’image de la sensibilité suggérée dans son poème « Correspondances » ? Monarchiste ? Contre-révolutionnaire ? Rien de tout cela en particulier. S’il dénigrait l’un ou l’autre des courants de son époque, c’était pour exprimer son mépris pour tous ceux qui adhèrent à une cause quelconque par grégarisme, épaisseur, ou paresse.

Charles Baudelaire, en plus d’être un des plus grands poètes de la littérature française, fut à sa façon un prophète visionnaire. Voilà ce qu’il écrit dans « Fusées » en 1851 :

 L’imagination humaine peut concevoir, sans trop de peine, des républiques ou autres États communautaires, dignes de quelque gloire, s’ils sont dirigés par des hommes sacrés, par de certains aristocrates. Mais ce n’est pas particulièrement par des institutions politiques que se manifestera la ruine universelle, ou le progrès universel; car peu m’importe le nom. Ce sera par l’avilissement des cœurs. Ai-je besoin de dire que le peu qui restera de politique se débattra péniblement dans les étreintes de l’animalité générale, et que les gouvernants seront forcés, pour se maintenir et pour créer un fantôme d’ordre, de recourir â des moyens qui feraient frissonner notre humanité actuelle, pourtant si endurcie? — Alors, le fils fuira la famille, non pas à dix-huit ans, mais à douze, émancipé par sa précocité gloutonne ; il la fuira, non pas pour chercher des aventures héroïques, non pas pour délivrer une beauté prisonnière dans une tour, non pas pour immortaliser un galetas par de sublimes pensées, mais pour fonder un commerce, pour s’enrichir, et pour faire concurrence à son infâme papa, fondateur et actionnaire d’un journal qui répandra les lumières et qui ferait considérer le Siècle d’alors comme un suppôt de la superstition. — Alors, les errantes, les déclassées, celles qui ont eu quelques amants et qu’on appelle parfois des Anges, en raison et en remerciement de l’étourderie qui brille, lumière de hasard, dans leur existence logique comme le mal, — alors celles-là, dis-je, ne seront plus qu’impitoyable sagesse, sagesse qui condamnera tout, fors l’argent, tout, même les erreurs des sens! Alors, ce qui ressemblera à la vertu, que dis-je, tout ce qui ne sera pas l’ardeur vers Plutus sera réputé un immense ridicule. La justice, si, à cette époque fortunée, il peut encore exister une justice, fera interdire les citoyens qui ne sauront pas faire fortune. Ton épouse, ô Bourgeois! ta chaste moitié, dont la légitimité fait pour toi la poésie, introduisant désormais dans la légalité une infamie irréprochable, gardienne vigilante et amoureuse de ton coffre-fort, ne sera plus que l’idéal parfait de la femme entretenue. Ta fille, avec une nubilité enfantine, rêvera, dans son berceau, qu’elle se vend un million, et toi-même, ô Bourgeois, — moins poète encore que tu n’es aujourd’hui, — tu n’y trouveras rien à redire; tu ne regretteras rien. Car il y a des choses, dans l’homme, qui se fortifient et prospèrent à mesure que d’autres se délicatisent et s’amoindrissent; et, grâce au progrès de ces temps, il ne te restera de tes entrailles que des viscères! — Ces temps sont peut-être bien proches; qui sait même s’ils ne sont pas venus, et si l’épaississement de notre nature n’est pas le seul obstacle qui nous empêche d’apprécier le milieu dans lequel nous respirons?

Qu’ajouter ? Baudelaire exprime ici sa mélancolie en même temps qu’il expose une vision prophétique du cauchemar spirituel logé dans le progrès et la modernité. David Herbert Lawrence se fera le relais, quelques années plus tard, des mêmes intuitions, ajoutant au constat d’un abaissement de la vertu au niveau des valeurs bourgeoises celui de la défiguration de la campagne anglaise sous les coups d’une industrialisation inconsidérée, hideuse et triomphante.