C. G. Jung à l’épreuve de l’histoire – Jung et les traditions – Partie II

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les sept sermonsAvant d’entamer son voyage dans le monde – et conjointement dans le temps au travers des traditions persistantes -, Jung eut connaissance de celles-ci via divers ouvrages. On sait par exemple que Schopenhauer avait déjà traduit une partie des Upanishad en Allemand. On sait aussi que Wilhem, contemporain de Jung, avait traduit le Yi King, ce traité ancestral de la sagesse chinoise. Aussi, la lecture du Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche – qui traite du zoroastrisme sur un ton libre – l’avait beaucoup impressionné.

Jung s’est également penché sur la tradition alchimique européenne et son herméneutique. Il connaissait aussi la tradition néoplatonicienne initiée par Plotin, prolongée jusqu’à la fin du Moyen-âge par de grands théologiens tels que Eckhart ou Nicolas de Cues. Enfin, Jung s’est tout naturellement penché sur le christianisme. Bref, Jung a convoqué un ensemble de grandes traditions, autant pour les questionner que pour alimenter sa propre réflexion sur la gnose, la théologie, la cosmogonie ou la métaphysique.

Les Sept Sermons aux morts : un écrit gnostique à la croisée de plusieurs traditions

Les Sept sermons aux morts est un recueil court et très dense, écrit en 1916, contenant l’essentiel des intuitions que Jung développera tout au long de son œuvre.  A ce sujet, on renverra le lecteur à l’étude magistrale qu’en a fait Christine Maillard.

Le texte se présente comme une apologétique basée sur une réinterprétation libre d’un ensemble de matériaux gnostiques ou tiré des traditions occidentales et orientales connus de Jung. La cosmogonie qu’il retient pour expliquer la fondation du monde ressemble aux quaternaires rencontrés dans de nombreuses traditions : les quatre degrés de l’Unité de Plotin, le déploiement de l’Etre selon la Tetraktys de Pythagore, les quatre degrés d’engendrement du Tao-Te-King, le quaternaire du Samkhya indien etc. Par ailleurs, Jung insiste beaucoup sur la coïncidence des opposés selon leur essence et le sens de leur action et manifestation, également caractéristique des traditions que nous avons évoqué.

Si les morts reviennent vers le gnostique Basilide dans le texte, c’est qu’ils n’ont pas trouvé dans l’au-delà la plénitude que leur foi leur avait pourtant promis. Jung utilise cette mise en situation pour ensuite développer une critique du christianisme et de son Dieu trinitaire. Si le monde pris dans sa totalité ne peut se concevoir selon un ternaire comme celui de la Trinité c’est, selon Jung, qu’il manque un aspect ou une dimension de la réalité dans la religion chrétienne induisant ses fidèles à suivre un message inachevé. Jung considère que le « quatrième manquant »  de la Trinité n’est autre que le Diable et son corollaire : le mal dans sa réalité et son efficience. La religion chrétienne associant le bien à Dieu, elle rejette loin d’elle la question du mal. En considérant en revanche que Dieu se situe par delà le bien et le mal -pour reprendre l’expression de Nietzsche -, alors ces deux opposés œuvrent conjointement dans la création. Ils coïncident et se complètent sur leur méta-niveau que Jung nomme, à l’instar de certains gnostiques : Abraxas. La question du mal et de sa logique infernale à vue d’homme n’est de ce fait plus reléguée ; celui-ci fait même partie intégrante des plans de ce monde, au même titre que le bien.

Si l’Eglise comprend le mal comme une privation de bien sans substance réelle, c’est certainement selon Jung pour se garder de toute théodicée pouvant justifier le malheur, la souffrance et la misère. Cette conception ne nous épargne en revanche pas d’une anthropologisation de Dieu, mais crée une compréhension asymétrique de ses desseins en faveur d’un bien à horizon humain. l’inconvénient est alors de maintenir une interrogation majeure sans début de réponse sur le mal. Ne plus s’interroger sur celui-ci au péril d’apporter de mauvaises réponses à son existence ne le fait pas disparaître pour autant. Il continue d’exister et de prospérer dans les zones d’ombre de l’âme humaine où la conscience et la volonté n’ont désormais plus prise.

Jung face au christianisme : la question trinitaire et le cône de silence chrétien sur les soubassements de la vie psychique

Les critiques de Jung sur le christianisme font leur effet. L’Eglise a longtemps cherché à apporter des réponses exclusivement théologiques et spirituelles aux maux humains. Dans les sociétés chrétiennes et jusqu’à la Renaissance, le développement de la médecine s’est fait en marge de l’Eglise et de ses institutions. Si la psychanalyse est la médecine de l’âme, elle a suscité les réticences de l’Eglise pour les mêmes raisons, alors que les maladies  spirituelles ne représentent qu’une partie – voire une faible partie – des maladies psychiques de la personne.

Jung a connaissance d’autres traditions qui, dès leurs fondements, envisagent le monde selon un quaternaire intégrant sa dimension substantielle et ne réduisant pas l’ensemble des questions humaines aux seuls aspects spirituels de la Trinité. Dans la tradition chinoise, par exemple, le corps et le psychisme sont étudiés dans leur fondement au travers de la branche alchimique du taoïsme. Idem pour le Samkhya indien et la médecine ayurvédique qui en dérive, basée sur les éléments symbolisant la matière et la vie organique. Idem pour la tradition alchimique occidentale qui distingue la Triade  céleste Homme-Dieu-Contemplation de la Triade chtonienne Homme-Fondement-Introspection et s’intéresse sur un mode ésotérique aux conditions de divinisation de l’âme humaine : c’est même sa pierre philosophale.

La question du ternaire et du quaternaire

La question peut dès lors se poser : est-ce la conception ternaire du Logos qui induit un manque-à-parler de la création et de Dieu dans la religion chrétienne ? Comme nous l’avons déjà évoqué plus haut, Jung reproche au christianisme d’occulter le « quatrième caché », qu’il identifie symboliquement au Diabolus. Le christianisme ne lui reconnaît aucune substance, expliquant le mal par une absence de bien. Jung rédige une réflexion magistrale à ce sujet au milieu des Sept Sermons :

On sait qu’on ne peut porter un jugement que si son opposé a un contenu aussi réel. En face d’un mal apparent ne peut exister qu’un bien apparent. Un mal sans substance ne saurait se distinguer que d’un bien tout aussi dénué de substance. Certes, en face d’un être il y a un non-être, mais jamais il n’y a un bien existant en face d’un mal non-existant, car ce dernier est une contradictio in adjecto sans commune mesure avec un bien existant : car on ne peut opposer à un mal non existant qu’un bien non existant. Si donc on affirme du mal qu’il est une simple privatio boni, on nie absolument l’opposition bien-mal. Et d’une manière générale comment peut-on parler de « bien » s’il n’y a pas de « mal » ? Y a-t-il un « clair » sans un « obscur » ? Un « en-haut » sans un « en-bas » ? Il est fatal que si l’on accorde substance au bien on doit faire de même pour le mal.

Dans la lignée des néoplatoniciens, le théologien Nicolas de Cues a su concilier ternaire et quaternaire comme deux réalités qui se complètent plutôt qu’elles ne s’opposent. Le philosophe des sciences Paul Meier a produit une très belle démonstration à ce sujet, que nous pouvons exposer rapidement. Selon cette conception, l’Etre se déploie de la façon suivante :

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modèle de Nicolas de Cues (1401-1464), conciliant les quatre degrés de l’Unité et les trois niveaux de réalité.
  • L’Unité Première (l’Etre) (unitas)
  • La deuxième unité (l’intellect)
  • La troisième unité (l’âme ou la raison)
  • La dernière unité (l’objet perceptible) (alteritas)

La dernière unité est le déploiement des trois précédentes. Elle est le déploiement ultime et ne déploie rien elle-même.  A l’inverse, la Première Unité n’émane de rien, elle est en revanche à l’origine de tout déploiement. Elle est simple affirmation au contraire de la Première unité qui n’est descriptible que par négations.

Si les principes animant le monde s’arrêtent aux trois premières hypostases, le monde se manifeste quant à lui jusqu’à la quatrième et dernière unité de l’Etre : la substance. Cette quatrième et dernière unité n’étant le principe de rien, elle est néanmoins le point d’éloignement maximal de l’Unité première à partir duquel débute l’évolution par auto-organisation.

Si donc la description du monde dans sa totalité est quaternaire, il fonctionne en revanche selon trois principes d’animation à l’image des trois Personnes de la Trinité, des trois hypostases de Plotin ou des trois premières causes d’Aristote : matérielle, efficiente et formelle. Quant à la quatrième cause ou cause finale, on ne peut en dire grand chose sinon confesser notre Docte ignorance à son sujet, tout comme au sujet de l’Etre dont elle serait la source et la destination, l’Alpha et l’Omega au-delà de ce que la pensée humaine puisse concevoir et catégoriser.

Jung relève donc l’insuffisance d’une approche exclusivement ternaire des phénomènes pour prétendre à une approche intégrale du Logos. Il manque le « quatrième caché », qu’on l’identifie au Diabolus comme Jung, ou qu’on l’identifie à la substance matérielle, cette dernière unité de l’Etre déployé et qui ne déploie rien après elle. La Tetraktys de Pythagore n’omet pas ce quatrième, mais conçoit le déploiement de l’Etre selon quatre degrés, de la Monade aux Eléments en passant pas la Dyade et la Triade. En revanche, la conception ternaire présentée par Platon dans le Timée présente la même omission que la Trinité chrétienne. Platon considère que la connaissance découle entièrement de la contemplation des Idées, en se désintéressant complètement de la substance en tant que soubassement du monde.

La Trinité chrétienne s’intéresse particulièrement bien aux besoins spirituels en l’homme. D’une certaine façon, la psychanalyse jungienne vient œuvrer en complément, en explorant les aspects de la psyché relatifs à l’âme végétative, suspendant son jugement tout au travers de son œuvre sur la transcendance à l’origine du sentiment divin afin de rester dans une démarche résolument scientifique et donc également limitée à sa façon, comme Jung fut d’ailleurs le premier à le reconnaître.

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