Revenir à C. G. Jung à l’épreuve de l’histoire – Jung et les traditions – Partie II
En plus de s’être enrichis de connaissances de tous horizons, les travaux de Jung ont à leur tour stimulé la recherche dans de nombreux domaines. Nous en évoquerons quelques-uns.
La psychanalyse jungienne
Penser à la postérité de Jung, c’est penser en premier lieu à la psychologie analytique servant, aujourd’hui encore, de base théorique et de méthode thérapeutique pour des milliers de praticiens dans le monde. Les écoles se revendiquant de la pensée de Jung mettent à l’honneur ses réflexions sur la nature de l’âme, les archétypes et l’inconscient collectif, l’énergétique psychique et ses lois d’action etc.
La caractérologie
Jung a également développé un modèle caractérologique sur la base d’un quaternaire de fonctions agissant par paires opposées dans la vie psychique de la personne. Il identifie un premier couple de polarités sensation/intuition pour les fonctions dites irrationnelles, et un second couple pensée/sentiment pour les fonctions dites rationnelles. A ce quaternaire, Jung ajoute une dichotomie introversion/extraversion conduisant au modèle caractérologique à seize types suivant :

A titre d’information, on pourra citer deux modèles alternatifs et post-jungiens de la caractérologie, également basés sur la loi des polarités :
L’individuation
« Connais-toi toi-même », disait Socrate il y a 2000 ans. « Deviens ce que tu es », reprit Nietzsche vingt siècles plus tard. Parlant du Soi comme un mystique parlerait de Dieu, Jung fera sienne cette idée d’Eckhart de parachèvement de l’oeuvre de création de l’homme par Dieu en faisant naître Dieu en l’homme. L’individuation est cette voie de réalisation pleine et entière de soi qui est encore évoquée sous d’autres traits dans d’autres traditions : nous pensons aux tableaux Zen de la quête du Bœuf, au chemin de Samatha des moines tibétains, au Svadharma hindou, au Sentier octuple bouddhique, au travail alchimique taoïste dans le Paysage intérieur. C’est l’œuvre initiatique d’une vie, selon Jung. Non dépourvue de périls puisqu’il s’agit de faire se rapprocher des polarités opposées du paysage de la psyché, produits et sources de l’énergie psychique mais aussi garantes de sa stabilité. Autrement dit : de faire converger deux opposés sans jamais pouvoir les faire coïncider à l’horizon de l’existence.
Appliquer la grille de lecture de Jung aux temps présents : l’exemple du pacifisme
Le pacifisme est un état d’esprit que l’on peut identifier assez clairement dans l’Europe de l’après-début du XXe siècle. Cette disposition morale semble dériver d’un angélisme consistant à reléguer le mal – jusqu’à son idée – hors du champ de la conscience. Le dissident Vladimir Bukovski en dresse une brillante description dans son pamphlet Les Pacifistes contre la paix, présentant un Occident assoupi dans les sentiments rassurants, aveugle à la terrible réalité du régime soviétique, à son cortège de misère et de personnes sacrifiées. Cet angélisme, nous pouvons aussi le constater avec l’incapacité de l’Europe de l’avant-guerre de 1939 à enrayer la montée d’Hitler au pouvoir. Certains pacifistes ont même été, techniquement parlant, les premiers collaborateurs du régime national-socialiste allemand au nom de « la paix à tout prix » et de la « fraternité universelle entre les peuples ». Plus proche de nous, l’Europe de la paix voulue par ses fondateurs semble bien impuissante face à la montée de l’intégrisme islamique, à son cortège de menaces et d’attentats. Que faut-il attendre de marches blanches ou silencieuses, de lâchers de ballons, de dessins géants de colombes… pour dénoncer ou condamner ce nouveau péril ?

Le pacifisme européen et la violence terroriste semblent être entrés dans une logique de montée mimétique, comme l’ombre du mal grandit tandis que la figure du bien rejette hors d’elle toute idée d’action négative ou réputée comme telle. Ainsi du recours à l’autorité ou à la sanction, pourtant garantes de la justice ; ou encore du recours à la force qui, toute légitime qu’elle fût, induit forcément l’irruption d’une certaine violence. L’attitude angélique de l’Europe vis-à-vis des maux qui l’ont traversés et qui la traversent encore alimente, à ce titre, son versant démoniaque, conformément aux réflexions de Jung à ce sujet, citons-le :
Quand nous tendons vers le Bien et le Beau, nous devenons oublieux de notre essence, qui est différenciation, et nous succombons aux qualités du Plérôme, qui existent en tant que couple d’opposés. Nous nous efforçons d’accéder au Bien et au Beau, mais en même temps nous embrassons le Mal et le Laid, car dans le Plérôme ils ne font qu’un avec le Bien et le Beau. Mais si nous restons fidèles à notre essence, à l’état de différenciation, alors nous nous différencions du Bien et du Beau, et partant également du Beau et du Laid, et nous ne tombons pas dans le Plérôme, c’est-à-dire dans le Néant et la dissolution.
Ce pacifisme est-il le résultat d’idées chrétiennes devenues folle qui se seraient maintenues dans l’horizon moral des européens sans avoir conservé l’ancrage culturel dans lequel elles avaient leur sens plein ? Quoi qu’il en soit, ne pas assumer la part ambivalente de soi-même sur un axe bien-mal revient à refouler la part que l’on n’assume pas dans les tréfonds de l’inconscient personnel. A l’échelle collective, cela conduit à la relégation des forces réputées négatives à la périphérie d’une société aseptisée, sans pour autant qu’elles n’aient disparues. Elles provoquent au contraire d’autant plus de dégâts et de traumas qu’elles agissent sans qu’il soit possible de les canaliser, hors du champ de contrôle dont elles sont exclues.
A contre-courant du pacifisme
Jung considère que devenir soi-même est le meilleur service que l’on puisse rendre à tous : à soi comme aux autres. Il pourrait en être de même à l’échelle des civilisations et des sociétés. Plutôt que d’imaginer la paix comme étant le bon grain de la confusion des rôles, faudrait-il considérer que l’affirmation de soi puisse être le meilleur service à rendre à tous, y compris dans une optique de paix. A vouloir s’épargner des épreuves, on s’épargne aussi d’un destin…
Par ailleurs, et même si cela peut sembler paradoxal, l’individuation est conçue par Jung comme un mouvement dialectique dans lequel autrui n’est pas absent. Jung insiste sur l’importance de concilier la démarche d’individuation avec la nécessité pour les hommes de continuer à communier. Plus encore, individuation et communion se nourrissent vertueusement l’un de l’autre. Une démarche d’individuation qui ferait abstraction de l’existence d’autrui peut conduire à l’aliénation, tandis que la négligence vis-à-vis de sa propre réalisation contribue à maintenir un état d’ignorance et de confusion entre soi et les autres. L’engagement chrétien dans la prêtrise et la descendance apostolique relève à sa façon de cette double démarche, bien que l’image du Christ tienne lieu d’exemple universel pour tous les hommes alors que Jung considère chaque chemin d’individuation comme unique et singulier. Concernant la quête simultanée de l’éveil et la disposition des êtres éveillés à accompagner autrui sur son propre chemin, on pourra aussi évoquer l’allégorie de la caverne de Platon ou encore le voeu bouddhique du Bodhisattva, qui ne disent en substance rien d’autre.
Conclusion
Jung s’est intéressé à la religion et aux versants mystiques des traditions tout en ayant produit une œuvre à caractère scientifique. Il s’en explique de façon récurrente tout au long de son œuvre. L’extrait de ses Correspondances est, à ce titre, éclairant sur sa démarche :
Je considère donc comme un devoir moral de ne pas émettre d’assertions sur les choses que l’on ne peut voir et dont on ne peut démontrer l’existence, et je considère que l’on commet un abus de pouvoir épistémologique quand on le fait malgré tout. Ces règles valent pour les sciences expérimentales. La métaphysique en observe d’autres. Je me considère comme tenu de respecter les règles de la science expérimentale. En conséquence on ne trouvera pas dans mes travaux d’assertions métaphysiques, ni – nota bene – la négation d’assertions métaphysiques
Face au mystère de l’Etre, Jung suspend donc publiquement son jugement. Qu’en est-il à titre plus personnel ? On serait tenté de dire la même chose. Il est probable que Jung n’ait pas tranché sur cette question, évoluant au gré de ses intuitions et réflexions. Par son attitude publique, Jung situe la psychanalyse dans le champ des sciences et réhabilite une étude approfondie de ce que Plotin avait déjà identifié comme l’âme végétative, soit l’aptitude de l’esprit humain à l’introspection, à l’exploration des profondeurs de l’inconscient. Sa démarche vient en complément de la foi chrétienne, dans un Occident ayant rompu avec l’approche intégrale des humanistes, au moins dans son courant philosophique dominant.
Si donc Jung a posé les jalons d’une connaissance intégrale sans toutefois présenter ses travaux comme tels, c’est certainement en raison des concessions qu’il a du faire, comme tout homme de son époque, aux paradigmes ambiants. Nombreux sont les penseurs – théologiens, humanistes ou philosophes – s’étant comportés de la sorte afin de concilier la réception de leur œuvre avec ses aspects potentiellement révolutionnaires. A ce titre, on pourra citer Eckhart bien sûr, que son monisme situait aux frontières de l’hérésie du point de vue de l’Eglise catholique. On pense encore au philosophe Pascal, parfois soupçonné de dérives hérétiques en son temps.
Jung a eu la sagesse de concilier les contraintes contextuelles de son époque et de son milieu avec sa propre démarche, appliquant à lui-même le travail d’individuation et de réalisation de soi au milieu des autres, tel qu’il le professait pour les autres. A sa façon, il a mené le parcours initiatique des mystiques et redécouvert ou confirmé une réalité humaine dont l’universalité est attestée par de nombreuses traditions, en tous lieux du globe et à toutes les époques. Il a contribué à ré-ouvrir la voie de l’interdisciplinarité, conformément aux humanitas pratiquées dans l’Europe antique et de la Renaissance. A ce titre, l’œuvre de Jung est un véritable jalon dans la réconciliation de l’Occident avec le génie qui l’a fondé.
Une réflexion sur “C. G. Jung à l’épreuve de l’histoire – Jung et la postérité – Partie III”