Avec D. H. Lawrence

DH Lawrence

David Herbert Lawrence, écrivain prolifique, témoin désenchanté d’une Angleterre et d’une Europe défigurées par l’industrialisation forcée, au nom de la soumission du monde à la règle du progrès.

L’Amant de Lady Chatterley (1928) :

Tevershall! C’était cela, Tevershall! La gaillarde Angleterre! L’Angleterre de Shakespeare! Non pas, mais l’Angleterre d’aujourd’hui, la seule que Constance avait connue depuis qu’elle y vivait. Elle était en train de produire une nouvelle humanité, polarisée par l’argent, le statut social et la politique, mais morte, morte à l’intuition et à la spontanéité. Une race de cadavres dotés d’une terrifiante lucidité. Cela donnait quelque chose de sinistre, de souterrain. C’était un univers souterrain. Et totalement mystérieux. Comment comprendre des réactions de cadavres? En voyant arriver de Sheffield pour une excursion à Matlock les grands camions bondés d’ouvriers métallurgistes, homoncules difformes et bizarres, Connie se sentait défaillir et elle se disait: « Mon Dieu, que l’homme a-t-il donc fait de l’homme ? Que les chefs ont-ils fait de leurs semblables? Ils les ont dégradé de leur humanité, et aujourd’hui nulle fraternité n’est possible. Ce n’est plus qu’un cauchemar. »

Une vague de terreur la souleva à la pensée de toute cette désespérance grise et grinçante. Avec des masses industrielles de cette espèce et les classes dirigeantes qu’elle connaissait, aucun espoir n’était plus permis.

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C’est cette Europe industrieuse et désenchantée qui verra naître les grandes causes syndicales débouchant sur l’idée de révolution prolétarienne, cet autre grand monstre froid en réponse au monde déshumanisé qui l’a suscité.

voir aussi « Baudelaire prophète »

Rhétorique sans objet

Avec l’effondrement des twin towers du 11 septembre 2001 nous assistions à un drame humain d’abord, mais aussi à la fin d’un ancien monde. Une parenthèse historique ses clôturait : celle qui avait façonné la géopolitique mondiale avec l’opposition des blocs de l’Alliance atlantique de l’Ouest et de l’Union soviétique de l’Est. Bien qu’anachronique et ne correspondant plus aux enjeux de la nouvelle donne, les néoconservateurs américains des années Bush ont réactualisé la rhétorique héritée de la Guerre froide, débouchant sur une rhétorique sans objet.

Au soir du 11 septembre 2001, le Président Bush, s’adressant à une nation blessée et traumatisée, prononçait un discours manichéen et simpliste faisant référence à une Amérique éternellement dépositaire des libertés. En 2002, ce même président qualifiait d’«Axe du Mal» un ensemble de pays jugés foncièrement hostiles et dangereux pour ces libertés. Nous découvrirons plus tard que cette rhétorique servit cyniquement d’alibi à une nouvelle ingérence : la « seconde guerre du Golfe » en 2003.

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«This is a day when all Americans from every walk of life unite in our resolve for justice and peace. America has stood down enemies before, and we will do so this time. None of us will ever forget this day. Yet, we go forward to defend freedom and all that is good and just in our world.»

En tant que membre du Conseil de sécurité de l’ONU, la France a décidé d’opposer son droit de veto pour une intervention militaire en Irak sous drapeau des Nations unies. La diplomatie française, ayant exprimé un avis souverain que d’aucuns jugent pro-arabe et opportun, jouissait néanmoins d’une certaine indépendance, héritée de l’audace d’un De Gaulle dans la courte période de la Libération d’après-guerre. Par ce choix, la diplomatie française avait résisté à l’injonction de l’Administration Bush de se positionner « avec l’Amérique » ou « contre l’Amérique » au sujet d’un conflit dont tout le monde s’accorde à dire qu’il fut un fiasco, en plus d’être fondé sur une propagande mensongère et grossière.

Depuis, le vent diplomatique a tourné. On peut situer ce tournant à la réintégration, voulue par le Président Sarkozy, de la France dans le commandement intégré de l’Otan. Ce revirement s’est poursuivi d’une intervention militaire qui, sous drapeau de l’Otan mais avec l’armée française en première ligne, a provoqué la chute du régime libyen de Kadhafi. Avec cette opération, la France entérinait l’alignement renforcé de sa politique étrangère sur les intérêts américains.

Qualifiés par d’aucuns de « mini 11 septembre », les attentats du Bataclan de novembre 2015 en France ont donné lieu, de la part du gouvernement français, à des réponses étrangement similaires à la réponse américaine de 2001. De façon identique, le Premier ministre Manuel Valls s’est lancé dans un discours magistral et assez abstrait pour s’adresser à un peuple français traumatisé par cette irruption de la barbarie au cœur de leur capitale. Nous voulons souligner le simplisme des idées contenues dans le discours, parlant de « l’esprit de la France, sa lumière, son message universel que l’on a voulu abattre ».

Pourtant, l’affaire semble plus confuse lorsqu’on apprend, au détour d’une dépêche, que le gouvernement français aurait refusé l’aide des services secrets syriens pour identifier les réseaux de djihadistes prêts à frapper, au motif qu’on ne discute pas avec le régime de Bachar El-Assad. Par ailleurs, il suffit de connaitre la situation géopolitique de cette région pour comprendre que Bachar El-Assad, en tant que musulman de la branche alaouite, est supporté par le régime chiite iranien, lui-même ennemi juré du régime wahhabite saoudien dont nous sommes censés être l’allié. Bref, nous évoluons dans un scénario où le simplisme manichéen des « va-t-en-guerre » le dispute au plus inavouable des cynismes.

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« Les soutiens, la solidarité venus du monde entier ne s’y sont pas trompés : c’est bien l’esprit de la France, sa lumière, son message universel, que l’on a voulu abattre. Mais la France est debout. »

Face à ce constat désolant sur l’état de la diplomatie française depuis son alignement renforcé sur les intérêts américains, on est en droit de se demander si tous ces moulinets n’ont pas d’autre but que de tromper l’opinion publique sur la réalité de la situation et des enjeux, à moins que les promoteurs de ces discours y croient eux-mêmes ? Ecran de fumée ou aveuglement idéologique ? Certainement un mélange des deux, dans des proportions variées selon les individus et leur position dans la chaîne du pouvoir.

Sur le plan de l’analyse, il faut peu de mots pour qualifier un tel cynisme. Il s’agit d’une forme parmi d’autres de mensonge au service de quelque intérêt, alors que la fin justifie les moyens. Cette attitude peu glorieuse a l’avantage de l’efficacité même si, sur le long terme, elle pose plus de problèmes qu’elles n’en résout, y compris pour ceux qui en usent à leurs fins. En effet, lorsque l’on gouverne par la duplicité et l’intimidation, il ne faut pas espérer de stabilité durable si la puissance de la menace venait à décliner. D’où l’intérêt, d’un simple point de vue utilitariste, de ne pas ignorer toute morale pour gouverner. Loin de justifier les moyens, la fin poursuivie est infléchie par les moyens mis en oeuvre pour y parvenir.

La rhétorique sans objet use de termes vagues et abstraits pour identifier les acteurs et les forces en présence. Que peuvent bien signifier des slogans tels que « lutter contre le terrorisme », « combattre les extrêmes », « faire triompher la démocratie/la justice/la liberté/les droits de l’homme » ? Les ennemis ont-ils un visage ? Une identité ? Cette rhétorique débouche sur une analyse mettant sur un même plan le musulman suivant la voie du djihad et le fol-en-Christ dont la radicalité se manifeste aussi par son comportement asocial. L’un comme l’autre pouvant être étiquetés extrémistes, doit-on se contenter de les renvoyer dos à dos ?

Lorsqu’on invoque la démocratie ou la république pour définir une société, de quoi parle-t-on sinon de sa forme institutionnelle, en faisant abstraction de sa culture, son territoire, son patrimoine, sa mémoire collective, son génie propre… c’est-à-dire l’essentiel de ce qui la fonde et tend son action ? C’est bien l’aspect le plus abstrait de l’identité des sociétés qui est mis en avant dans de tels discours qui se veulent inclusifs, si bien que le contenu qu’il désigne devient sans substance et sans objet.

poursuivre la réflexion avec « Au chevet de la pensée magique »

Au chevet de la pensée magique

(suite de la réflexion « Rhétorique sans objet »)

freundDans son ouvrage « l’Essence du politique », Julien Freund a déjà analysé cette dérive dans le contexte des guerres européennes du 20ème siècle. En cherchant à nier l’existence de l’ennemi, sans que cette négation n’aboutisse à la disparition objective du danger qu’il fait planer, le politique se voit contraint de développer un discours sur un plan moral.

Le diagnostic de Julien Freund porte sur le Traité de Versailles et ses conséquences sur les relations entre la France et l’Allemagne, soulignant que la nature du Traité n’était pas étrangère aux velléités de l’Allemagne qui s’ensuivirent pour réengager le conflit quelques années plus tard. En tant que partie assignée au rang de coupable moral – et donc avec qui on ne négocie pas –, l’Allemagne a été acculée par une dette insoutenable, unilatéralement décidée par les vainqueurs, ainsi qu’humiliée sur le terrain de la fierté nationale. Dans un même registre, le Tribunal International de la Haye a instruit le procès du gouvernement serbe de Milosevic pour ses crimes durant la guerre du Kosovo dans les années 1990, alors que rien n’a été entrepris pour lever le voile sur les crimes du camp d’en face. On imagine sans peine la rancœur, les sentiments d’injustice et les envies de revanche que cette « justice des vainqueurs » a laissé dans les esprits de ceux dont on ne reconnait pas les préjudices de guerre, en plus d’avoir été défaits par la coalition de l’Otan. Comme Julien Freund le résume bien :

« Une société sans ennemi qui voudrait faire régner la paix par la justice, c’est-à-dire par le droit et la morale, se transformerait en un royaume de juge et de coupable ».

Frappé d’indignité par son statut de coupable, le vaincu est soumis au bon vouloir du vainqueur qui, auréolé de son statut de victime, se sent légitime à revendiquer des compensations abusives et injustes. Le vainqueur se comporte comme le monstre qu’il a prétendu combattre.

Dès lors, plutôt que d’imaginer une société sans ennemis, ne serait-il pas plus pertinent pour une société de prendre conscience de ceux qui lui font face, mais aussi de ceux qui sont le produit intérieur de son mauvais génie ? Il est illusoire de souhaiter bâtir une société qui rassemblerait les seules personnes de bonne volonté à l’exclusion des autres. Si l’on considère qu’à l’image d’un individu, une société porte simultanément des penchants barbares et une aspiration à se civiliser, il est également illusoire d’envisager une société nouvelle qui ne conserverait que la part lumineuse des anciennes, et qui reléguerait dans un même mouvement tous les mauvais génies au-delà des remparts de la Cité. Fonder un projet de société sur une telle approche relève de la pensée magique.

Chaque société développe un génie propre, qui est à la source de ses productions artistiques, intellectuelles, économiques, sociales. Mais chacune abrite aussi ses démons. Bien sûr, il ne s’agit pas d’adopter une vision statique des sociétés. L’expérience de l’étranger constitue un challenge d’intérêt général dont l’enjeu n’est rien de moins que d’établir des critères d’appartenance de plus en plus inclusifs. Mais, comme tout ce qui est dynamique, organique et vivant, une société ne peut accomplir ces progrès que dans la limite de ses capacités, et selon le consentement global des individus qui la composent. Lorsque le changement ne dépend que de l’attelage de quelques cyniques associés à quelques idéologues, les intérêts des peuples deviennent rapidement la variable d’ajustement. Poser un projet de société dans ces termes est la meilleure garantie de semer désordre, malaise, confusion.

La rhétorique sans objet détourne le débat public sur de fausses bases et de faux plans. C’est le moyen le plus sûr pour trouver des solutions qui peuvent sembler pertinentes pour avoir fait l’objet d’un débat, mais qui répondent à une réalité illusoire. Elles sont donc inopérantes au regard des enjeux réels. A rhétorique sans objet, répliques sans objet.

Lorsque, sur la scène internationale, l’Etat américain prétend combattre le terrorisme en faisant la promotion de la démocratie libérale jusqu’aux confins de l’Afghanistan, cela prête à sourire lorsque l’on sait que ces mêmes Américains ignorent à peu près tout de la culture du lieu où ils exercent leur ingérence, au point de considérer celle-ci comme un galimatias de superstitions d’un autre âge, sans considération pour les richesses singulières qu’elle abrite. C’est la mentalité yankee, mais aussi la nouvelle tournure de la diplomatie française cédant à l’ingérence, tentée par la négation de l’ennemi par le recours aux grands discours creux, aux concepts abstraits, à une morale simpliste, au prêt-à-l‘emploi républicain.

Cette attitude empreinte d’ignorance et de désintérêt tend à placer l’arrogance et l’appropriation de bon droit au cœur des motivations d’agir. Si cette attitude peut sembler payante sur le court terme, elle aura tôt fait d’éveiller un sentiment de défiance et de résistance.

La réduction manichéenne de l’intelligence diplomatique selon un recours à l’argument moral ne peut conduire qu’à la confusion et au malaise. Si l’on comprend bien que cette tendance puisse être alimentée et entretenue par tous ceux à qui profite l’occultation des enjeux réels, il s’agit malgré tout d’une attitude irresponsable qu’il faut à ce titre dénoncer, et dont le corollaire est le développement croissant et généralisé d’un sentiment d’exaspération et de défiance. Moins de cynisme en politique permettrait d’apporter un peu de détente dans ce monde intégré et multi-conflictuel qui vient.

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