C. G. Jung à l’épreuve de l’histoire – Jung et son époque – Partie I

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Carl Gustav Jung (1875-1961)

Au début de XXème siècle, Carl Gustav Jung s’est penché sur les fondements de la nature humaine sous l’influence du scientisme de son époque d’une part, et d’autre part du contexte familial et religieux de son enfance. Le jeune Carl Gustav se destina à la médecine pour s’intéresser plus tard à d’autres vastes champs d’études de la psyché humaine tels que le symbolisme, la mythologie, l’univers des rêves et de la vie inconsciente, l’examen des phénomènes médiumniques et paranormaux.

En esprit libre et entreprenant, Jung se rapprocha dès 1906 de Sigmund Freud et de ses travaux novateurs sur la psyché. Jung saura reconnaître la valeur des travaux de Freud, son aîné de vingt ans, qu’il considérera longtemps comme un maître et un mentor. L’histoire raconte que les désaccords latents qui firent s’éloigner plus tard les deux penseurs affleurèrent dès le début de leur rencontre. Néanmoins, l’un et l’autre eurent grand intérêt à reconnaître leurs travaux respectifs, tant pour asseoir la psychiatrie naissante dans les milieux académiques que pour l’enrichissement mutuel que leur procuraient leurs recherches.

S’il faut dresser un bilan comparé des travaux de Freud et de Jung, alors on peut dire d’une certaine façon que le disciple Jung a dépassé le maître Freud. Il ne s’agit pas de nier la portée révolutionnaire des travaux de Freud sur la vie et le fonctionnement de l’âme mais d’estimer que celui-ci ne s’est pas toujours donné les moyens d’universaliser son propos. Freud semble ne pas avoir été capable du décentrage nécessaire pour questionner la portée des explications qu’il apporte aux phénomènes psychiques qu’il découvre et étudie.

La question de la libido fut par exemple un grand point de désaccord entre Jung et Freud. Là où Freud voit dans la pulsion sexuelle le moteur unique de la libido, Jung se montre plus nuancé. La libido ne se résumerait pas à la pulsion sexuelle mais serait la composante d’une énergie plus globale animant la personne, dont l’imagination créatrice ferait aussi partie.

Au sujet de la religion : là où Freud voit dans celle-ci une sublimation des forces inconscientes animant la personne pour trouver une issue à sa névrose, Jung n’adopte pas la position inverse mais suspend plutôt son jugement sur une question dépassant le cadre d’une étude scientifique aux limites bien comprises. Pour Jung, le scientifique est en droit légitime de se pencher sur l’imago dei en l’homme, mais pas sur la réalité à laquelle elle renvoie. A la question de savoir si l’imago dei en l’homme répond à son fonctionnement psychique ou à l’empreinte d’une réalité transcendante qui le dépasse, Jung ne se prononce pas définitivement ni ne se place pas en opposition à Freud, mais prend plutôt de la hauteur.

Sur ces questions comme sur d’autres, Freud apporte des réponses catégoriques et se pose en maître arbitraire. On a souvent reproché à Jung son manque de rigueur scientifique pour ne pas avoir apporté d’explication définitive aux phénomènes dont il étudie l’empreinte dans l’homme. Philosophiquement parlant, sa position ouverte est pourtant moins contestable qu’un argument d’autorité visant à circonscrire la compréhension dans les seuls champs de l’analyse et de la raison.

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Sigmund Freud (1856-1939)

Freud n’a donc pas mené le décentrage nécessaire pour questionner ses théories. Était-ce par souci de faire autorité plutôt que de devoir affronter une remise en question tardive à l’issue d’une réflexion longuement menée ? Était-ce par envie hâtive de fonder son école psychanalytique et de la voir grandir ? On le sait, Freud est resté très attaché à son milieu culturel et social d’origine. D’une certaine façon, les éléments théoriques de la psychanalyse freudienne sont difficilement dissociables de l’esprit scientiste de son époque, mais aussi du contexte culturel et social du théoricien. Freud a passé sa vie au milieu de la bourgeoisie européenne et urbaine, culturellement chrétienne, juive ou agnostique pour l’essentiel. Sa vision du religieux est clairement délimitée : elle renvoie à un modèle monothéiste patriarcal, dans un contexte d’endogamie sociale propre à son milieu. Par exemple, Freud insistera beaucoup sur le complexe d’Œdipe et sur une interprétation de celui-ci prêtant largement à débat. Les figures du père et de la mère, du fils et de la fille, de l’aîné et du cadet ; font écho dans l’imaginaire de Freud à un contexte socioculturel bien particulier, duquel il ne s’écartera jamais.

Du côté de Jung, c’est un peu le contraire. Après avoir consommé son amitié avec celui qu’il considéra jusque vers les années 1918 comme son maître, il entreprit de sortir de son milieu et de s’ouvrir aux autres cultures du monde :  vers les tribus amérindiennes et leurs traditions chamaniques dans les années 1920 ; vers l’Afrique animiste et l’Inde dans les années 1930, vers le Moyen-Orient et les tribus aborigènes plus tard… Jung fut transformé par ses périples, qui lui donnèrent l’occasion de questionner ses thèses, de confirmer ses désaccords avec Freud d’une part, et d’autre part d’affiner ses intuitions dans des directions précises. Jung fit sien les acquis des travaux de Freud sur les fondements inconscients de la psyché humaine tout en apportant des analyses détaillées différentes, certainement plus proches de ce que l’homme possède en soi de façon universelle. Il mit en évidence l’existence des archétypes et d’un inconscient collectif à l’œuvre au sein même de l’inconscient de chacun. Il développa une compréhension énergétique de la psyché dépassant la seule explication par la pulsion sexuelle, plus conforme aux grandes traditions orientales telles que le taoïsme, le Zen, ou encore le Yoga indien. Par son approche, il contribua à faire renouer la connaissance occidentale avec une connaissance ancestrale conservée en héritage par différentes traditions à travers le monde.

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C. G. Jung à l’épreuve de l’histoire – Jung et les traditions – Partie II

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les sept sermonsAvant d’entamer son voyage dans le monde – et conjointement dans le temps au travers des traditions persistantes -, Jung eut connaissance de celles-ci via divers ouvrages. On sait par exemple que Schopenhauer avait déjà traduit une partie des Upanishad en Allemand. On sait aussi que Wilhem, contemporain de Jung, avait traduit le Yi King, ce traité ancestral de la sagesse chinoise. Aussi, la lecture du Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche – qui traite du zoroastrisme sur un ton libre – l’avait beaucoup impressionné.

Jung s’est également penché sur la tradition alchimique européenne et son herméneutique. Il connaissait aussi la tradition néoplatonicienne initiée par Plotin, prolongée jusqu’à la fin du Moyen-âge par de grands théologiens tels que Eckhart ou Nicolas de Cues. Enfin, Jung s’est tout naturellement penché sur le christianisme. Bref, Jung a convoqué un ensemble de grandes traditions, autant pour les questionner que pour alimenter sa propre réflexion sur la gnose, la théologie, la cosmogonie ou la métaphysique.

Les Sept Sermons aux morts : un écrit gnostique à la croisée de plusieurs traditions

Les Sept sermons aux morts est un recueil court et très dense, écrit en 1916, contenant l’essentiel des intuitions que Jung développera tout au long de son œuvre.  A ce sujet, on renverra le lecteur à l’étude magistrale qu’en a fait Christine Maillard.

Le texte se présente comme une apologétique basée sur une réinterprétation libre d’un ensemble de matériaux gnostiques ou tiré des traditions occidentales et orientales connus de Jung. La cosmogonie qu’il retient pour expliquer la fondation du monde ressemble aux quaternaires rencontrés dans de nombreuses traditions : les quatre degrés de l’Unité de Plotin, le déploiement de l’Etre selon la Tetraktys de Pythagore, les quatre degrés d’engendrement du Tao-Te-King, le quaternaire du Samkhya indien etc. Par ailleurs, Jung insiste beaucoup sur la coïncidence des opposés selon leur essence et le sens de leur action et manifestation, également caractéristique des traditions que nous avons évoqué.

Si les morts reviennent vers le gnostique Basilide dans le texte, c’est qu’ils n’ont pas trouvé dans l’au-delà la plénitude que leur foi leur avait pourtant promis. Jung utilise cette mise en situation pour ensuite développer une critique du christianisme et de son Dieu trinitaire. Si le monde pris dans sa totalité ne peut se concevoir selon un ternaire comme celui de la Trinité c’est, selon Jung, qu’il manque un aspect ou une dimension de la réalité dans la religion chrétienne induisant ses fidèles à suivre un message inachevé. Jung considère que le « quatrième manquant »  de la Trinité n’est autre que le Diable et son corollaire : le mal dans sa réalité et son efficience. La religion chrétienne associant le bien à Dieu, elle rejette loin d’elle la question du mal. En considérant en revanche que Dieu se situe par delà le bien et le mal -pour reprendre l’expression de Nietzsche -, alors ces deux opposés œuvrent conjointement dans la création. Ils coïncident et se complètent sur leur méta-niveau que Jung nomme, à l’instar de certains gnostiques : Abraxas. La question du mal et de sa logique infernale à vue d’homme n’est de ce fait plus reléguée ; celui-ci fait même partie intégrante des plans de ce monde, au même titre que le bien.

Si l’Eglise comprend le mal comme une privation de bien sans substance réelle, c’est certainement selon Jung pour se garder de toute théodicée pouvant justifier le malheur, la souffrance et la misère. Cette conception ne nous épargne en revanche pas d’une anthropologisation de Dieu, mais crée une compréhension asymétrique de ses desseins en faveur d’un bien à horizon humain. l’inconvénient est alors de maintenir une interrogation majeure sans début de réponse sur le mal. Ne plus s’interroger sur celui-ci au péril d’apporter de mauvaises réponses à son existence ne le fait pas disparaître pour autant. Il continue d’exister et de prospérer dans les zones d’ombre de l’âme humaine où la conscience et la volonté n’ont désormais plus prise.

Jung face au christianisme : la question trinitaire et le cône de silence chrétien sur les soubassements de la vie psychique

Les critiques de Jung sur le christianisme font leur effet. L’Eglise a longtemps cherché à apporter des réponses exclusivement théologiques et spirituelles aux maux humains. Dans les sociétés chrétiennes et jusqu’à la Renaissance, le développement de la médecine s’est fait en marge de l’Eglise et de ses institutions. Si la psychanalyse est la médecine de l’âme, elle a suscité les réticences de l’Eglise pour les mêmes raisons, alors que les maladies  spirituelles ne représentent qu’une partie – voire une faible partie – des maladies psychiques de la personne.

Jung a connaissance d’autres traditions qui, dès leurs fondements, envisagent le monde selon un quaternaire intégrant sa dimension substantielle et ne réduisant pas l’ensemble des questions humaines aux seuls aspects spirituels de la Trinité. Dans la tradition chinoise, par exemple, le corps et le psychisme sont étudiés dans leur fondement au travers de la branche alchimique du taoïsme. Idem pour le Samkhya indien et la médecine ayurvédique qui en dérive, basée sur les éléments symbolisant la matière et la vie organique. Idem pour la tradition alchimique occidentale qui distingue la Triade  céleste Homme-Dieu-Contemplation de la Triade chtonienne Homme-Fondement-Introspection et s’intéresse sur un mode ésotérique aux conditions de divinisation de l’âme humaine : c’est même sa pierre philosophale.

La question du ternaire et du quaternaire

La question peut dès lors se poser : est-ce la conception ternaire du Logos qui induit un manque-à-parler de la création et de Dieu dans la religion chrétienne ? Comme nous l’avons déjà évoqué plus haut, Jung reproche au christianisme d’occulter le « quatrième caché », qu’il identifie symboliquement au Diabolus. Le christianisme ne lui reconnaît aucune substance, expliquant le mal par une absence de bien. Jung rédige une réflexion magistrale à ce sujet au milieu des Sept Sermons :

On sait qu’on ne peut porter un jugement que si son opposé a un contenu aussi réel. En face d’un mal apparent ne peut exister qu’un bien apparent. Un mal sans substance ne saurait se distinguer que d’un bien tout aussi dénué de substance. Certes, en face d’un être il y a un non-être, mais jamais il n’y a un bien existant en face d’un mal non-existant, car ce dernier est une contradictio in adjecto sans commune mesure avec un bien existant : car on ne peut opposer à un mal non existant qu’un bien non existant. Si donc on affirme du mal qu’il est une simple privatio boni, on nie absolument l’opposition bien-mal. Et d’une manière générale comment peut-on parler de « bien » s’il n’y a pas de « mal » ? Y a-t-il un « clair » sans un « obscur » ? Un « en-haut » sans un « en-bas » ? Il est fatal que si l’on accorde substance au bien on doit faire de même pour le mal.

Dans la lignée des néoplatoniciens, le théologien Nicolas de Cues a su concilier ternaire et quaternaire comme deux réalités qui se complètent plutôt qu’elles ne s’opposent. Le philosophe des sciences Paul Meier a produit une très belle démonstration à ce sujet, que nous pouvons exposer rapidement. Selon cette conception, l’Etre se déploie de la façon suivante :

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modèle de Nicolas de Cues (1401-1464), conciliant les quatre degrés de l’Unité et les trois niveaux de réalité.
  • L’Unité Première (l’Etre) (unitas)
  • La deuxième unité (l’intellect)
  • La troisième unité (l’âme ou la raison)
  • La dernière unité (l’objet perceptible) (alteritas)

La dernière unité est le déploiement des trois précédentes. Elle est le déploiement ultime et ne déploie rien elle-même.  A l’inverse, la Première Unité n’émane de rien, elle est en revanche à l’origine de tout déploiement. Elle est simple affirmation au contraire de la Première unité qui n’est descriptible que par négations.

Si les principes animant le monde s’arrêtent aux trois premières hypostases, le monde se manifeste quant à lui jusqu’à la quatrième et dernière unité de l’Etre : la substance. Cette quatrième et dernière unité n’étant le principe de rien, elle est néanmoins le point d’éloignement maximal de l’Unité première à partir duquel débute l’évolution par auto-organisation.

Si donc la description du monde dans sa totalité est quaternaire, il fonctionne en revanche selon trois principes d’animation à l’image des trois Personnes de la Trinité, des trois hypostases de Plotin ou des trois premières causes d’Aristote : matérielle, efficiente et formelle. Quant à la quatrième cause ou cause finale, on ne peut en dire grand chose sinon confesser notre Docte ignorance à son sujet, tout comme au sujet de l’Etre dont elle serait la source et la destination, l’Alpha et l’Omega au-delà de ce que la pensée humaine puisse concevoir et catégoriser.

Jung relève donc l’insuffisance d’une approche exclusivement ternaire des phénomènes pour prétendre à une approche intégrale du Logos. Il manque le « quatrième caché », qu’on l’identifie au Diabolus comme Jung, ou qu’on l’identifie à la substance matérielle, cette dernière unité de l’Etre déployé et qui ne déploie rien après elle. La Tetraktys de Pythagore n’omet pas ce quatrième, mais conçoit le déploiement de l’Etre selon quatre degrés, de la Monade aux Eléments en passant pas la Dyade et la Triade. En revanche, la conception ternaire présentée par Platon dans le Timée présente la même omission que la Trinité chrétienne. Platon considère que la connaissance découle entièrement de la contemplation des Idées, en se désintéressant complètement de la substance en tant que soubassement du monde.

La Trinité chrétienne s’intéresse particulièrement bien aux besoins spirituels en l’homme. D’une certaine façon, la psychanalyse jungienne vient œuvrer en complément, en explorant les aspects de la psyché relatifs à l’âme végétative, suspendant son jugement tout au travers de son œuvre sur la transcendance à l’origine du sentiment divin afin de rester dans une démarche résolument scientifique et donc également limitée à sa façon, comme Jung fut d’ailleurs le premier à le reconnaître.

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C. G. Jung à l’épreuve de l’histoire – Jung et les traditions – Partie III

C. G. Jung à l’épreuve de l’histoire – Jung et la postérité – Partie III

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En plus de s’être enrichis de connaissances de tous horizons, les travaux de Jung ont à leur tour stimulé la recherche dans de nombreux domaines. Nous en évoquerons quelques-uns.

La psychanalyse jungienne

cgjung_france Penser à la postérité de Jung, c’est penser en premier lieu à la psychologie analytique servant, aujourd’hui encore, de base théorique et de méthode thérapeutique pour des milliers de praticiens dans le monde. Les écoles se revendiquant de la pensée de Jung mettent à l’honneur ses réflexions sur la nature de l’âme, les archétypes et l’inconscient collectif, l’énergétique psychique et ses lois d’action etc.

La caractérologie

Jung a également développé un modèle caractérologique sur la base d’un quaternaire de fonctions agissant par paires opposées dans la vie psychique de la personne. Il identifie un premier couple de polarités sensation/intuition pour les fonctions dites irrationnelles, et un second couple pensée/sentiment pour les fonctions dites rationnelles. A ce quaternaire, Jung ajoute une dichotomie introversion/extraversion conduisant au modèle caractérologique à seize types suivant :

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A titre d’information, on pourra citer deux modèles alternatifs et post-jungiens de la caractérologie, également basés sur la loi des polarités :

L’individuation

« Connais-toi toi-même », disait Socrate il y a 2000 ans. « Deviens ce que tu es », reprit Nietzsche vingt siècles plus tard. Parlant du Soi comme un mystique parlerait de Dieu, Jung fera sienne cette idée d’Eckhart de parachèvement de l’oeuvre de création de l’homme par Dieu en faisant naître Dieu en l’homme. L’individuation est cette voie de réalisation pleine et entière de soi qui est encore évoquée sous d’autres traits dans d’autres traditions : nous pensons aux tableaux Zen de la quête du Bœuf, au chemin de Samatha des moines tibétains, au Svadharma hindou, au Sentier octuple bouddhique, au travail alchimique taoïste dans le Paysage intérieur. C’est l’œuvre initiatique d’une vie, selon Jung. Non dépourvue de périls puisqu’il s’agit de faire se rapprocher des polarités opposées du paysage de la psyché, produits et sources de l’énergie psychique mais aussi garantes de sa stabilité. Autrement dit : de faire converger deux opposés sans jamais pouvoir les faire coïncider à l’horizon de l’existence.

Appliquer la grille de lecture de Jung aux temps présents : l’exemple du pacifisme

Le pacifisme est un état d’esprit que l’on peut identifier assez clairement dans l’Europe de l’après-début du XXe siècle. Cette disposition morale semble dériver d’un angélisme consistant à reléguer le mal – jusqu’à son idée – hors du champ de la conscience. Le dissident Vladimir Bukovski en dresse une brillante description dans son pamphlet Les Pacifistes contre la paix, présentant un Occident assoupi dans les sentiments rassurants, aveugle à la terrible réalité du régime soviétique, à son cortège de misère et de personnes sacrifiées. Cet angélisme, nous pouvons aussi le constater avec l’incapacité de l’Europe de l’avant-guerre de 1939 à enrayer la montée d’Hitler au pouvoir. Certains pacifistes ont même été, techniquement parlant, les premiers collaborateurs du régime national-socialiste allemand au nom de « la paix à tout prix » et de la « fraternité universelle entre les peuples ». Plus proche de nous, l’Europe de la paix voulue par ses fondateurs semble bien impuissante face à la montée de l’intégrisme islamique, à son cortège de menaces et d’attentats. Que faut-il attendre de marches blanches ou silencieuses, de lâchers de ballons, de dessins géants de colombes… pour dénoncer ou condamner ce nouveau péril ?

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Mouvements pacifistes, marches blanches pour conjurer la violence… on aurait aimé avoir l’avis de Jung sur ces nouvelles formes civiques de contestation…

Le pacifisme européen et la violence terroriste semblent être entrés dans une logique de montée mimétique, comme l’ombre du mal grandit tandis que la figure du bien rejette hors d’elle toute idée d’action négative ou réputée comme telle. Ainsi du recours à l’autorité ou à la sanction, pourtant garantes de la justice ; ou encore du recours à la force qui, toute légitime qu’elle fût, induit forcément l’irruption d’une certaine violence. L’attitude angélique de l’Europe vis-à-vis des maux qui l’ont traversés et qui la traversent encore alimente, à ce titre, son versant démoniaque, conformément aux réflexions de Jung à ce sujet, citons-le :

Quand nous tendons vers le Bien et le Beau, nous devenons oublieux de notre essence, qui est différenciation, et nous succombons aux qualités du Plérôme, qui existent en tant que couple d’opposés. Nous nous efforçons d’accéder au Bien et au Beau, mais en même temps nous embrassons le Mal et le Laid, car dans le Plérôme ils ne font qu’un avec le Bien et le Beau. Mais si nous restons fidèles à notre essence, à l’état de différenciation, alors nous nous différencions du Bien et du Beau, et partant également du Beau et du Laid, et nous ne tombons pas dans le Plérôme, c’est-à-dire dans le Néant et la dissolution.

Ce pacifisme est-il le résultat d’idées chrétiennes devenues folle qui se seraient maintenues dans l’horizon moral des européens sans avoir conservé l’ancrage culturel dans lequel elles avaient leur sens plein ? Quoi qu’il en soit, ne pas assumer la part ambivalente de soi-même sur un axe bien-mal revient à refouler la part que l’on n’assume pas dans les tréfonds de l’inconscient personnel. A l’échelle collective, cela conduit à la relégation des forces réputées négatives à la périphérie d’une société aseptisée, sans pour autant qu’elles n’aient disparues. Elles provoquent au contraire d’autant plus de dégâts et de traumas qu’elles agissent sans qu’il soit possible de les canaliser, hors du champ de contrôle dont elles sont exclues.

A contre-courant du pacifisme

Jung considère que devenir soi-même est le meilleur service que l’on puisse rendre à tous : à soi comme aux autres. Il pourrait en être de même à l’échelle des civilisations et des sociétés. Plutôt que d’imaginer la paix comme étant le bon grain de la confusion des rôles, faudrait-il considérer que l’affirmation de soi puisse être le meilleur service à rendre à tous, y compris dans une optique de paix. A vouloir s’épargner des épreuves, on s’épargne aussi d’un destin…

Par ailleurs, et même si cela peut sembler paradoxal, l’individuation est conçue par Jung comme un mouvement dialectique dans lequel autrui n’est pas absent. Jung insiste sur l’importance de concilier la démarche d’individuation avec la nécessité pour les hommes de continuer à communier. Plus encore, individuation et communion se nourrissent vertueusement l’un de l’autre. Une démarche d’individuation qui ferait abstraction de l’existence d’autrui peut conduire à l’aliénation, tandis que la négligence vis-à-vis de sa propre réalisation contribue à maintenir un état d’ignorance et de confusion entre soi et les autres. L’engagement chrétien dans la prêtrise et la descendance apostolique relève à sa façon de cette double démarche, bien que l’image du Christ tienne lieu d’exemple universel pour tous les hommes alors que Jung considère chaque chemin d’individuation comme unique et singulier. Concernant la quête simultanée de l’éveil et la disposition des êtres éveillés à accompagner autrui sur son propre chemin, on pourra aussi évoquer l’allégorie de la caverne de Platon ou encore le voeu bouddhique du Bodhisattva, qui ne disent en substance rien d’autre.

Conclusion

Jung s’est intéressé à la religion et aux versants mystiques des traditions tout en ayant produit une œuvre à caractère scientifique. Il s’en explique de façon récurrente tout au long de son œuvre. L’extrait de ses Correspondances est, à ce titre, éclairant sur sa démarche :

Je considère donc comme un devoir moral de ne pas émettre d’assertions sur les choses que l’on ne peut voir et dont on ne peut démontrer l’existence, et je considère que l’on commet un abus de pouvoir épistémologique quand on le fait malgré tout. Ces règles valent pour les sciences expérimentales. La métaphysique en observe d’autres. Je me considère comme tenu de respecter les règles de la science expérimentale. En conséquence on ne trouvera pas dans mes travaux d’assertions métaphysiques, ni – nota bene – la négation d’assertions métaphysiques

Face au mystère de l’Etre, Jung suspend donc publiquement son jugement. Qu’en est-il à titre plus personnel ? On serait tenté de dire la même chose. Il est probable que Jung n’ait pas tranché sur cette question, évoluant au gré de ses intuitions et réflexions. Par son attitude publique, Jung situe la psychanalyse dans le champ des sciences et réhabilite une étude approfondie de ce que Plotin avait déjà identifié comme l’âme végétative, soit l’aptitude de l’esprit humain à l’introspection, à l’exploration des profondeurs de l’inconscient. Sa démarche vient en complément de la foi chrétienne, dans un Occident ayant rompu avec l’approche intégrale des humanistes, au moins dans son courant philosophique dominant.

Si donc Jung a posé les jalons d’une connaissance intégrale sans toutefois présenter ses travaux comme tels, c’est certainement en raison des concessions qu’il a du faire, comme tout homme de son époque, aux paradigmes ambiants. Nombreux sont les penseurs – théologiens, humanistes ou philosophes – s’étant comportés de la sorte afin de concilier la réception de leur œuvre avec ses aspects potentiellement révolutionnaires. A ce titre, on pourra citer Eckhart bien sûr, que son monisme situait aux frontières de l’hérésie du point de vue de l’Eglise catholique. On pense encore au philosophe Pascal, parfois soupçonné de dérives hérétiques en son temps.

Jung a eu la sagesse de concilier les contraintes contextuelles de son époque et de son milieu avec sa propre démarche, appliquant à lui-même le travail d’individuation et de réalisation de soi au milieu des autres, tel qu’il le professait pour les autres. A sa façon, il a mené le parcours initiatique des mystiques et redécouvert ou confirmé une réalité humaine dont l’universalité est attestée par de nombreuses traditions, en tous lieux du globe et à toutes les époques. Il a contribué à ré-ouvrir la voie de l’interdisciplinarité, conformément aux humanitas  pratiquées dans l’Europe antique et de la Renaissance. A ce titre, l’œuvre de Jung est un véritable jalon dans la réconciliation de l’Occident avec le génie qui l’a fondé.