L’Univers Omnijectif

prigogine
Réflexions avec Ilya Prigogine, physicien et chimiste belge d’origine russe (1917-2003). Prix Nobel de chimie (1977)

La dichotomie objectif/subjectif est un classique de la philosophie, je me contenterai d’en faire un aperçu rapide afin d’exposer par la suite la thèse originale d’Ilya Prigogine.

Objectif et subjectif : la dichotomie classique

Il existe deux approches communes de la dichotomie objectif/subjectif. La première consiste à opposer ce qui n’est valable que pour moi à ce qui est valable pour tous. La deuxième consiste à opposer ce qui existe en soi et ce qui existe selon moi. Si l’on considère que l’objectivité du scientifique ou du philosophe est un effort d’observation, de réflexion et de formulation pour se rapprocher de la vérité à partir de son point de vue particulier, alors son travail vise à l’objectivité, sans qu’il puisse s’affranchir totalement de sa propre subjectivité. Cette subjectivité, nous pouvons la situer sur deux plans : la subjectivité individuelle du chercheur et la subjectivité inhérente à toute pensée humaine circonscrite dans les catégories de son entendement, de sa conscience, de ses facultés et de ses sens. On peut parler d’objectivité de la connaissance lorsque les énoncés formulés sont universellement reconnus comme vrais (rejoignant en cela le sens commun attribué à l’objectivité), tandis que celle-ci reste en dernière analyse relative aux catégories de l’entendement humain. On peut dès lors parler de « subjectivité objective » pour la démarche du philosophe et de l’homme de science, ce qui nous conduit à rappeler la distinction entre la réalité et le Réel. Le Réel existe indépendamment de notre connaissance. Quant à la réalité, elle désigne notre rapport au Réel.

Ilya Prigogine et la matière qui voit

Plutôt que d’opposer l’objet au sujet, nous pouvons développer avec Ilya Prigogine un nouvel antagonisme entre la matière qui voit et la matière qui est aveugle, et généraliser le propos en opposant ce qui voit à ce qui est vu. Lorsque la matière est active elle voit, et lorsqu’elle est passive elle est aveugle. De façon plus nuancée, l’activité d’un système reflète la qualité de sa vision.

Prigogine considère que sous certaines conditions, la matière commence à voir. Lorsqu’en tant qu’ensemble structuré elle est en situation de déséquilibre, la matière doit trouver une configuration originale permettant de concilier son intégrité avec les tensions générées par l’environnement, ou même son activité interne. Citons Prigogine dans La Fin des certitudes :

Il y a des éléments originaux dans la vie par rapport à la matière, et dans la conscience par rapport à la vie. Mais il faut un élément commun : toutes les activités doivent pouvoir se déployer dans une même direction temporelle. Le temps est à la fois ce qui fait l’unité de l’Univers et sa diversité (…) C’est grâce aux processus irréversibles associés à la flèche du temps que la nature réalise ses structures les plus délicates et les plus complexes. La vie n’est possible que dans un univers loin de l’équilibre (…) A l’équilibre la matière est aveugle, alors que loin de l’équilibre elle commence à voir (…) On pourrait se demander pourquoi il a fallu tellement de temps pour arriver à une formulation des lois de la nature qui inclue l’irréversibilité et les probabilités. L’une des raisons en est certainement d’ordre idéologique : c’est le désir d’accéder à un point de vue quasi divin sur la nature. Que devient le démon de Laplace dans le monde que décrivent les lois du chaos ? Le chaos déterministe nous apprend qu’il ne pourrait prédire le futur que s’il connaissait l’état du monde avec une précision infinie. Mais on peut désormais aller plus loin car il existe une forme d’instabilité dynamique encore plus forte, telle que les trajectoires sont détruites quelque soit la précision de la description (…)

Prenons l’exemple des cellules de Bénard. Dans un volume d’eau soumis à un fort gradient de température (typiquement : de l’eau portée à ébullition), des cellules de convection apparaissent de façon spontanée. Si dans un premier temps la chaleur est absorbée et évacuée individuellement par chaque molécule vers son environnement (c’est-à-dire le reste du volume d’eau), des cellules de convection finissent par émerger au sein de ce volume, manifestant une corrélation à longue portée et une harmonie de mouvement entre molécules, passant spontanément d’un comportement individuel et chaotique à un comportement de groupe. On parle de figure émergente.

Dans les cellules de Bénard comme dans tout système porté loin de son point d’équilibre de façon brusque ou violente, tout se passe comme si les molécules d’eau voyaient leur environnement, se voyaient les unes les autres pour se coordonner dans un soucis simultané de convection calorique et de maintien de leur intégrité. A l’état d’équilibre et dans un environnement globalement tiède, ces molécules sont aveugles à leur environnement. A l’occasion d’un déséquilibre brusque, elles commencent à percevoir.

De façon similaire, les électrons d’un conducteur, lorsqu’ils sont soumis à une tension, passent d’un mouvement vibratoire aléatoire et chaotique autour des noyaux de l’atome à un mouvement d’ensemble que l’on appelle le courant électrique.

Tout ce qui est au repos est aveugle et tout ce qui vit sous la variation de son environnement développe et acquière une vision. C’est l’intelligence et la conscience qui sont aiguisées par le besoin d’appréhender les dangers dont il faut se soustraire. C’est la plante qui perçoit son environnement afin de s’accaparer les ressources lui permettant de subsister et croître. Plus généralement, c’est l’activité vitale visant à se perpétuer dans un environnement incertain.

Si l’on prend appui sur les considérations d’Ilya Prigogine, la dichotomie objectif/subjectif s’apparente plus à un formalisme de la raison qu’elle ne révèle une quelconque essence du Réel. A quelque échelle où l’on se situe, l’objet est un autre sujet. Ce qui se donne à la vue possède également la capacité, actualisée ou en latence, de voir. Ce qui voit est incarné dans ce qui, par ailleurs, peut être vu. Les molécules d’eau sont capables de se voir et d’entrer en harmonie de mouvement. La plante est capable d’identifier son environnement, elle a développé une conscience de soi que l’on peut déjà qualifier d’identité.

Tout ce que l’on peut percevoir comme objet est sujet en puissance ou de façon actualisée. En ce sens, l’univers est omnijectif.

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L’Oeil par lequel Dieu nous voit, est le même que celui par lequel nous Le devinons

Une réflexion sur “L’Univers Omnijectif”

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